La Religion
hasard, dans un jeu ultime, tant de vies, et tant de fierté et de prestige, et les rançons de tant de rois, sous les yeux du monde entier, était un acte de quasi-démence qui rendait les paris de Tannhauser sur la bonne fortune vraiment timides. Le shah Soliman était réellement le roi des rois. Mais, grand ou petit, c’était le jeu qui donnait saveur à la vie, et qui rendait la guerre, au-dessus de toute autre entreprise, si éternellement irrésistible à l’espèce.
Ainsi enhardi par l’exemple de Soliman, Tannhauser chevauchait dans ce tourbillon incessant. Il portait un magnifique caftan vert, un turban blanc et un cimeterre d’une élégante splendeur. Buraq, dont la robe dorée et le sang asiate suscitaient beaucoup d’admiration, complétait son déguisement.
Les odeurs, les couleurs et les sons, la précision raffinée de la machine ottomane malgré le chaos de la conquête, ravivaient en Tannhauser plus que des souvenirs. Au-delà des murs du Borgo, Malte faisait déjà partie du royaume du sultan et cela lui évoquait une manière d’être – de sentir et de percevoir, de marcher, de parler et de rire – qui avait été forgée jusqu’au plus profond de lui. Comme tout homme revenant dans un monde où il avait habité jadis, avant de l’abandonner, il en ressentait une douce amertume, qui devenait nostalgie poignante quand une orta de janissaires passait, avec leurs longs borks blancs, leurs mousquets de neuf paumes et leur maintien martial. Mais si ces ambiguïtés du cœur le troublaient parfois, son esprit restait d’une clarté sans tache. Chez les janissaires, il avait été un kullar , l’esclave du sultan, psalmodiant des prières à une idole monstrueuse et sans visage, et tuant avec une obéissance aveugle au nom d’une race qui n’était même pas la sienne. Maintenant il était un homme libre. Les folies dans lesquelles il pouvait se perdre, il les avait au moins choisies et calculées.
Comme le service civil ottoman et les classes marchandes étaient largement composés de chrétiens islamisés, sa peau claire et ses yeux bleus ne créaient aucune suspicion. Puisqu’il pouvait discuter avec érudition des problèmes de l’humidité de la poudre, du prix des muscades, de la qualité de l’acier et du manque de patience perpétuel qu’affichaient les officiels militaires du haut en bas de la hiérarchie, et parce qu’il se joignait à leurs prières quotidiennes avec une aisance absolue, personne ne questionnait jamais sa légitimité. Il faisait de petits cadeaux discrets, d’or et d’opium, comme pour s’assurer des faveurs futures, mais surtout pour délier les langues. À l’occasion, pour établir sa prééminence sur les intendants et les marchands, il révélait, comme par inadvertance, la roue des janissaires ou le sabre Zulfikar tatoués sur l’un ou l’autre de ses bras, et à cette vue ils blêmissaient de respect et changeaient de ton. Il évitait tout contact avec les campements des soldats et des officiers pour éviter le léger risque que quelqu’un le reconnaisse. De toute manière, tous les bruits circulaient à travers le bazar, et marchands et fournisseurs avaient, additionnés, une bien meilleure connaissance des débours et du moral des troupes de Mustapha que la plupart des capitaines de son armée.
Par de tels moyens, Tannhauser apprit que l’île était actuellement occupée par quelque chose comme trente mille gazi du sultan et au moins autant en bataillons de main-d’œuvre, ingénieurs, rameurs et auxiliaires. Il apprit également qu’au moins dix mille hommes de renforts étaient attendus, pirates variés et alliés nord-africains. Hassem, vice-roi d’Alger, avait embarqué des côtes barbaresques avec six mille hommes d’élite. Ali El-Louck, gouverneur d’Alexandrie, devait amener un corps d’ingénieurs égyptiens et des troupes de mamelouks. Le grand Torghoud Rais, « Le Sabre brandi de l’islam », était en route avec une douzaine de galères et deux mille corsaires. Des tueurs de quarante nations et suivant deux credo, et des dizaines de tribus, grouillaient dans cette tour de Babel, portant tous l’épée à la main et la haine au cœur. Seule la guerre pouvait en inviter autant à un tel carnaval.
Les renseignements glanés par Tannhauser étaient d’une telle valeur pour La Valette qu’il obtint le genre d’accès à Oliver Starkey dont seuls les sept prieurs des langues
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