La Religion
disposaient. Au retour de chaque reconnaissance, il s’assurait de ramener quelques petits cadeaux pour les gardes de la porte de Kalkara – miel, beaux morceaux d’agneau, poivre et mélasse, petits gâteaux aux amandes et raisins –, il leur demandait leurs impressions sur la campagne, et partageait avec eux quelques nouvelles des lignes turques. Cela flattait leur sens de l’importance et renforçait par là même la confiance qu’ils avaient en lui et qu’il savait qu’il aurait à exploiter un jour. Sa réputation était ainsi établie d’un bout à l’autre de la hiérarchie de la Religion, et comme les combattants aiment à discuter des hauts faits de chacun, elle se répandait auprès de tous. Ce processus s’était déclenché quand il avait réussi un coup d’éclat, lors de sa première errance solitaire, la nuit du 21, juste après l’ouverture des combats.
CE SOIR-LÀ – alors que les premiers cadavres refroidissaient sur le Grand Terre-Plein –, le pacha Mustapha avait convoqué un conseil d’état-major avec le pacha Kapudan Piyale, haut amiral de la flotte, et tous ses généraux. Était présent pendant toute la durée de cette réunion un des gardes du corps de Mustapha, un jeune Macédonien d’une remarquable beauté, qui était chrétien de naissance. Après le conseil, par un coup de chance, Tannhauser tomba sur ce jeune Grec et eut une longue discussion avec lui.
Des feux de camp constellaient l’obscurité de la plaine de Marsa et, au lointain, le jeune homme et lui pouvaient entendre des fifres et des tambours, et le bourdonnement des poètes janissaires psalmodiant leurs légendes. Ils firent griller de l’ail sauvage à la pointe de leurs couteaux et parlèrent de leurs origines, de leurs voyages et des parents qu’ils avaient laissés derrière eux. Ils évoquèrent le combat à venir et la terrible réputation de la Religion. Au bout d’une heure, jouant la comédie du contrecœur vaincu par la bonne camaraderie, Tannhauser lui fit cadeau d’une pierre d’immortalité, dont il transportait une réserve dans une petite boîte de nacre.
Tannhauser avait connu ces pierres chez Petrus Grubenius, qui en avait jadis appris les secrets, à Salzbourg, auprès du grand Paracelse lui-même. À vrai dire, Tannhauser avait une assez piètre connaissance de la véritable recette alchimique, mais la sienne marchait admirablement. Dans la cuisine de l’auberge d’Angleterre, il avait roulé des boulettes d’opium brut et les avait fait mariner une nuit dans un brouet d’huile de citrus, de brandy et de miel. Le lendemain, il les avait aspergées de fines paillettes d’or, limées d’un ducat vénitien, et les avait fait durcir au soleil. Quelle contribution apportait l’or à leur pouvoir, il l’ignorait, mais il donnait aux pilules un aspect irrésistible, au jour ou à la lumière d’un feu, qui contribuait grandement à la promotion de leur pouvoir. Il montra au jeune soldat la pilule pailletée d’or dans sa paume.
« Dans l’éternité, lui dit-il, il n’y a pas de chagrin. »
Les yeux du Macédonien suggérèrent qu’il en avait eu plus que sa part.
« Là, il n’est ni peur, ni colère, ni désir, ni même volonté, poursuivit Tannhauser, car, dans l’éternité, tous les hommes font partie de l’intelligence divine, comme une goutte d’eau fait partie de la vaste mer. Ainsi nous sommes libérés et ainsi nous devenons un tout, et ainsi nous retournons aux fondements et à la source de toutes choses. »
Il plaça la pilule noire et dorée dans la main du Macédonien comme si c’était une hostie.
« Ces pierres, les pierres d’immortalité, ouvrent une fenêtre vers ce royaume métaphysique. Elles nous livrent un aperçu de ce que peut être l’existence d’un pur esprit – de la paix infinie qui nous attend –, dételés des nombreux fardeaux de notre mortalité. »
Même s’il était tenté de s’y laisser aller, Tannhauser feignit de jeter une pilule dans sa bouche, et le Macédonien avala la sienne. Il s’appelait Nicodemus et il avait dix-huit ans. Tannhauser lui conseilla de regarder le feu devant lequel ils étaient assis en tailleur, et ils passèrent une nouvelle heure en silence, et tandis que Tannhauser entretenait les flammes, Nicodemus tomba sous l’emprise mystique de la pierre. Quand il vit le jeune homme se balancer en suivant un rythme intérieur personnel, Tannhauser désigna le feu.
« Dans la
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