La Religion
excéder ses opinions sur ceux qu’il appelait les Francs et pourtant il s’était tourné contre eux. Il avait assassiné un prêtre, sans un soupçon de conscience, néanmoins la gentillesse et la courtoisie étaient plus profondément enracinées en lui que chez tous les hommes qu’elle avait connus. Il ne croyait en aucun dieu qu’il pouvait nommer et pourtant était empli de spiritualité. Ses appétits charnels, comme ses passions pour la beauté et la connaissance, étaient sans inhibitions et vastes, mais il avait vu tout ce qu’il possédait réduit en cendres sans un mot de regret ni de reproche. Malgré tout son pragmatisme brutal, il avait pris son parti à elle, et chassait même maintenant pour elle un fantôme sur le plus mortel des territoires. Il la plongeait dans la plus grande perplexité.
Cet homme allait-il vraiment devenir son mari ? Allait-elle devenir sa femme ?
Son aventure avec Amparo, l’érotisme véhément de sa conduite et des sentiments qu’il provoquait dans ses propres pensées nocturnes plongeaient ses émotions dans une lutte qu’elle parvenait difficilement à maîtriser. L’homme avait droit à ses caprices ; c’était un soldat de fortune et un homme qui avait vu le vaste monde ; elle ne pouvait pas s’attendre à moins ; et il ne lui avait fait aucune promesse d’idylle. Ce mariage était un contrat d’une sécheresse équivalente à ceux qu’il passait pour du bois ou du plomb. Or, en était-il réellement ainsi ? N’avait-elle pas senti en lui quelque chose de plus ? ou n’avait-il que senti en elle sa peur des relations charnelles ? Cette peur était forte et jamais explorée, car il était impossible de l’examiner sans ressusciter ses souvenirs de Ludovico.
Sa passion physique pour Ludovico avait été aussi extatique et désinhibée que celle d’Amparo pour Mattias, peut-être même plus, car ces derniers n’avaient pas franchi des frontières interdites, alors que Ludovico et elle avaient brisé toutes les règles, sacrées et profanes. Cette transgression avait donné à leurs ardeurs une intensité compulsive et délirante qui l’avait entraînée si loin dans la folie qu’elle était terrifiée pour toujours à l’idée de s’en approcher encore. Et pas seulement dans la folie, mais dans une tragédie qui avait détruit sa vie et sa famille, qui lui avait coûté son enfant sans nom, et dont les conséquences présentes menaçaient également ceux qu’elle aimait aujourd’hui. Les souvenirs la rendaient encore malade de peur, de honte et de culpabilité. Les souvenirs réveillaient encore ses plus douloureux désirs sexuels – quand elle se laissait aller ; ce qu’elle ne faisait pas. Sec comme du bois et du plomb, voilà comment devait être son mariage avec Mattias. Elle finirait comme une vieille fille et ne provoquerait plus jamais le chaos. Et si, malgré ses espoirs déclinants, elle finissait par retrouver son fils, cela serait un aboutissement pour lequel elle remercierait Dieu, éternellement.
Malgré tout cela, la jalousie la torturait.
Elle voulait qu’Amparo soit heureuse et la voir ainsi emplissait Carla de joie. Mais dans le même et exact temps, cela versait aussi de l’acide sur son cœur. La crudité de ses fantaisies la révoltait ; car oui, Carla souhaitait que ce soit elle qui gémisse la nuit sous les muscles de Tannhauser. Elle était assoiffée de tendresse et de baisers et du regard de l’amour. Elle souhaitait qu’il lui ait ramené un peigne argenté du bazar turc. Une telle mesquinerie la dégoûtait d’elle-même, et pour s’épargner un peu, elle commençait à éviter Amparo. Pourtant ce n’était pas Amparo qui était à blâmer de s’être abandonnée à un tel homme. Amparo tolérait la modération autant qu’un cheval sauvage la bride. Amparo avait connu des tragédies qui faisaient paraître la sienne banale. Si quelqu’un méritait ce bonheur, c’était bien la jeune femme. Et en cela Dieu était juste et tout de sagesse. Il avait donné à Carla cette épreuve pour endurcir son âme. Elle y parviendrait. Le fil qui les liait tous trois était fragile et tout autour d’eux des forces violentes étaient lâchées, quotidiennement. Carla priait pour ne pas être celle qui briserait ce lien. Peu importaient ses sentiments, elle ne ferait rien pour s’immiscer entre eux deux. Elle se rendait compte que c’était là la raison de sa présence à l’infirmerie.
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