La Religion
l’irritait plus, et elle en fut soulagée. Amparo était rayonnante. Ou était-ce que Carla voyait désormais le monde d’une manière nouvelle et qu’elle pouvait voir rayonner des choses auxquelles elle avait été aveugle avant ? L’émotion remonta dans sa gorge, joie et tristesse entremêlées. Sans parler, Amparo la prit dans ses bras. Carla s’accrocha à elle et se sentit curieusement enfantine, sans doute à cause de la force des bras d’Amparo, une force dont elle avait ignoré l’existence jusqu’ici, car elle ne s’était jamais reposée dessus. Le monde de Carla était sens dessus dessous. Mais, subitement, elle se sentait libre. Amparo lui caressa les cheveux.
« Tu es triste ? demanda la jeune femme.
– Oui, répondit Carla en relevant la tête. Triste, mais dans un bon sens.
– La tristesse n’est jamais mauvaise, dit Amparo. La tristesse est le miroir du bonheur. »
Carla sourit. « Je suis heureuse aussi. De te voir, surtout. Tu me manquais.
– Je veux que tu fasses la connaissance de mes amis », dit Amparo.
Amparo n’avait jamais revendiqué l’amitié de personne, mais elle aussi changeait au fil de ces terribles jours. N’étant plus confinée dans le cercle de Carla, elle allait et venait comme un oiseau échappé de sa cage. Elle était plus proche d’esprit de ces gens que Carla ne le serait jamais, et elle errait dans leurs rues et sur leurs quais avec une liberté anonyme que Carla ne connaîtrait jamais. Carla baissa les yeux vers les marches de l’hôpital sur lesquelles se tenaient deux jeunes Maltais. Le plus vieux des deux, vingt ans environ, avait un pansement frais à la place de son avant-bras droit. Elle le reconnut. Il était arrivé dans la salle la nuit précédente et avait été rendu à la vie civile dans la soirée. Son visage était encore grisâtre de douleur, ses yeux encore caves et habités du choc de la bataille.
Le plus jeune, à peine plus qu’un garçon, peut-être quatorze ans, était pieds nus et pas lavé. La chair douce d’adolescent qui aurait pu adoucir ses traits avait été brûlée par l’existence qu’il avait menée, lui laissant des pommettes en lame de rasoir et un nez aquilin. Ses yeux étaient sombres et sauvages, comme s’il pouvait à peine contenir les énergies enfermées en lui. Il portait une cuirasse et un casque suspendus à la lame d’une épée sans fourreau, dont elle supposa qu’ils appartenaient à l’autre. Contrairement à son compagnon, qui avait baissé les yeux quand elle l’avait regardé, il la scrutait avec une curiosité effrontée. Dans son étrange état d’animation, elle se demanda ce qu’il voyait d’elle.
Amparo présenta l’amputé, Tomaso. Il recula, inclinant respectueusement la tête. Le plus jeune, plus grand, masqua très mal un sourire de délectation.
« Lui, c’est Orlandu », dit Amparo.
Orlandu fit une sorte de révérence compliquée, et elle se demanda s’il ne se moquait pas d’elle. « Orlandu di Borgo », dit-il. Il ajouta, avec jubilation : « À votre service, ma dame. »
Ses dents étincelaient dans son visage sale et noirci de soleil. Carla réprima un sourire.
« Tu parles français ? demanda-t-elle.
– Français, italien, espagnol, dit-il en haussant les épaules. Espagnol, très bien. Très bien. Du port, des chevaliers, des voyageurs. » Il pointa un doigt vers son oreille, puis vers un œil. « J’écoute, je regarde. Un peu d’arabe aussi, des esclaves. Asalaamu alaykum . Ça veut dire : “La paix soit avec vous.” »
Sa crânerie rappela soudain Mattias à Carla. « Et ton ami ? demanda-t-elle, il parle aussi plusieurs langues ?
– Tomaso ne parle que le maltais, mais il est brave, très brave. Nous travaillons avec les bateaux. Maintenant, il combat avec les héros, à Saint-Elme. » Son français avait dégénéré en une mixture de langues, mais restait passable. Carla hocha la tête. Tomaso, guère heureux d’être le centre d’attention, rentra la tête dans les épaules, silencieux. Orlandu dit : « Vous êtes la comtesse qui cherche le garçon perdu. Le bâtard. »
Carla vacilla. Elle regarda Amparo, dont les yeux retenaient la question vitale. Et en même temps, ils débordaient d’espoir. S’il te plaît, dis-moi que c’est lui.
« Vous l’avez trouvé, alors ? » demanda Orlandu, aussi brave que culotté.
Carla se sentit soudain comme assaillie. « Tu es au
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