La Religion
un homme bien, dit-elle. Avec un grand cœur.
– Est-ce que tu l’aimes aussi ?
– Oui, à ma façon », dit-elle en souriant. À sa propre surprise, ce n’était pas un sourire feint. « J’ai vu comment il te regarde. Je l’ai vu au tout premier instant, quand tu lui montrais les roses dans le jardin.
– Il m’avait dit que le rossignol était heureux dans la mort, parce qu’il avait connu l’amour. Mais peut-être pas Tannhauser. »
Carla ne comprit pas la signification du rossignol. Mais ce n’était pas le moment de demander. « Je suis sûr que si, dit-elle. Et je suis tout aussi certaine qu’il ne va pas mourir.
– J’ai peur, dit Amparo. Je n’avais jamais eu peur, avant.
– L’amour apporte toujours la peur, dit Carla. Ils voyagent main dans la main, car connaître l’amour, c’est savoir que tu peux le perdre. Aimer exige courage et force. Mais tu as les deux.
– Resteras-tu avec moi cette nuit ? »
Carla s’allongea à côté d’elle sur la paillasse.
« Pourrons-nous jouer notre musique encore une fois ? demanda Amparo. Ensemble ?
– Oui, répondit Carla. Bientôt. »
Elle pinça la mèche de la chandelle entre son pouce et son index et l’obscurité tomba. Elles étaient allongées dans les bras l’une de l’autre et aucune ne parlait, ni ne dormait, et chacune calmait la terrible douleur de l’autre. Au bout d’un moment, les canons qui étaient demeurés silencieux depuis le crépuscule explosèrent avec un bruit de tonnerre, et elles se serrèrent encore plus dans le noir.
L’EAU ÉTAIT AUSSI calme que la nuit et le seul son qu’ils entendaient en quittant Saint-Ange venait du va-et-vient des rames qui les poussaient en avant. La lune était à trois jours de sa plénitude et, en dehors du croissant charbonneux qui manquait sur sa gauche, elle était radieuse. Elle venait juste de passer le méridien et, à quelques degrés de son bord manquant, la tête du Scorpion brillait autant qu’elle. En cela Tannhauser entrevit un bon augure.
Au pire, cela ne pouvait pas faire de mal.
Dans la barque, les hommes étaient silencieux, chacun confiné dans son propre cercle de ténèbres. Tous savaient que la seule manière de rentrer serait dans le berceau de sa propre mutilation. Ils trouvaient réconfort dans la certitude que la mort, quand elle viendrait, serait celle d’un martyr et que leur sacrifice pourrait faire gagner à ceux qu’ils aimaient la vie et la liberté, face au joug de l’islam.
Tannhauser et Bors étaient assis à l’arrière du troisième et dernier bateau, dans lequel étaient entassés cinquante soldats maltais et espagnols, douze chevaliers déclarés et sergents d’armes de l’ordre, des vivres, dix esclaves enchaînés et quelques moutons encapuchonnés pour les empêcher de bêler. La grande ombre noire du mont Sciberras se dressait sur leur gauche, et une telle profusion de torches et de feux brillaient sur ses pentes qu’ils rivalisaient avec le firmament étincelant au-dessus de leurs têtes. Sur le rivage en bas de l’escarpement, au-delà de l’angle étroit qui pliait la côte au sud du fort Saint-Elme, un bataillon d’ouvriers turcs montait ce qui ressemblait à une palissade, un ouvrage apparemment défensif dont Tannhauser ne parvenait pas à comprendre l’utilité. Puis un chant aigu s’éleva dans le silence. La mélopée de la voix de l’imam, montant et descendant sur son rythme répétitif, troubla le cœur de Tannhauser. Le Coran renfermait les instructions d’Allah pour l’homme, et l’arabe était le langage qu’il avait parlé. Il ne pouvait être traduit en aucun autre. Même si, à cette distance, les mots étaient indistincts, la réaction qu’ils évoquaient en lui – le serrement instinctif de son ventre, l’air devenant ténu dans ses poumons, le battement de son sang dans ses oreilles et sur ses tempes – ne lui laissait aucun doute, car il l’avait déjà entendu bien trop souvent, sur beaucoup trop de champs de bataille sanglants.
Les mots et le rythme étaient ceux d’ Al-Fath , la sourate de la Conquête.
Suivant les battements du chant de l’imam, Tannhauser murmura en arabe : « Si quelqu’un ne croit pas en Allah et en son Prophète, nous avons préparé pour ceux qui le rejettent un feu ardent. »
Bors lui jeta un regard.
« Prête une oreille attentive, dit Tannhauser. Les Lions de l’islam rugissent. »
Un holocauste d’explosions
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