La Religion
viendrait sa seule chance de survie. Mais à chaque fois que la ligne des défenseurs pliait, ou était entamée, et que la folle escalade des Turcs semblait enfin parvenir à les submerger, un fou quelconque reprenait ses esprits – Lanfreducci, de Guaras, ou plusieurs fois Le Mas – et, dans un délire de boucherie qui se répandait comme une contagion, les chrétiens rejetaient les envahisseurs dans la douve.
Tannhauser jouait habilement de son mousquet du haut du parapet, maudissant Dieu, les maudissant tous, maudissant le garçon récalcitrant accroché à ses basques. Il maintenait Orlandu en vie. Il combattait de vertigineuses vagues de folie personnelle quand l’envie irrésistible de plonger dans la mêlée venait l’importuner, et que la raison elle-même paraissait démente, avec la mort pour unique logique à suivre. La sainte musique du sacrifice de soi sonnait à ses oreilles, avec ses promesses de renommée éternelle et d’une libération rapide de tout chagrin ; mais il l’avait déjà entendue dans sa vie, et elle sonnait faux et ses notes étaient les cris des mourants.
« Garde la tête baissée, garçon », rugit-il.
Il saisit Orlandu par le cou et le plaqua à couvert. Dans cette tempête de courage détraqué, la peur qu’il lisait dans les yeux écarquillés du garçon faisait comme un signal d’alarme à contourner. Il lâcha le garçon stupéfié, puis lui serra le bras. « Nous verrons la fin de cette journée, tu m’entends ? »
Orlandu hocha la tête. À cet instant, Tannhauser était sur un genou, le mousquet posé sur sa cuisse. Un coup vicieux le frappa sur le flanc, le fit pivoter sur lui-même et manqua de le précipiter du haut du parapet. Il chancela au-dessus de quarante pieds de vide qui s’achevaient sur des cailloux pointus. Orlandu saisit le bras qui le serrait et ramena vivement son maître. Tannhauser se reprit et se glissa à l’abri du créneau pour explorer son corps du bout des doigts.
Il avait pris de nombreux coups dans sa cuirasse striée et deux de plus dans son casque, sans ne souffrir de rien de plus que de quelques hématomes. Cette balle avait frappé sa hanche gauche sous le bord de l’armure et s’était enfoncée dans le muscle du bas de son dos. Il pouvait sentir le morceau de plomb sous sa peau. Elle n’était pas entrée profond dans ses organes et ne risquait pas de le tuer bientôt. Néanmoins, la putréfaction, bien que lente, était un moyen tout aussi efficace de quitter cette terre. D’une poche, il sortit un linge humide dans lequel il avait emballé des cachets de consoude et de matricaire. Il en mâchouilla un rapidement, et inséra la pâte dans le trou. Le sang cessa de couler et, à la réflexion, il ne se sentait pas si mal que ça. Orlandu le regardait avec angoisse. Tannhauser rassembla un sourire.
« C’est la deuxième fois que tu me sauves la vie, mon garçon. Maintenant, va me chercher de l’eau, je suis desséché. »
SUR LE TOIT DU château Saint-Ange, Oliver Starkey et La Valette regardaient le soleil descendre derrière un voile de brume vermillon. Beaucoup des plus vieux chevaliers se tenaient auprès d’eux, murmurant des Pater Noster et des Ave. Sur son avancée rocheuse, Saint-Elme était enserré dans un cercle de feu crépitant. De temps à autre, la fumée se soulevait et révélait les échelles jetées contre les murs et l’essaim bariolé de la horde musulmane, les liquides incendiaires qui cascadaient le long des remparts noircis et les brefs éclairs des armures le long des fortifications et de la brèche. Par instants, la bataille semblait faire rage en silence. Puis de soudaines bouffées d’une cacophonie effroyable se répercutaient dans la baie. Malgré l’enfer de violence, la bannière de Saint-Jean flottait toujours, en lambeaux, mais invaincue au-dessus des flammes.
Les Turcs avaient été certains qu’il ne leur faudrait pas plus d’une semaine pour conquérir ce fort en forme d’étoile. Même La Valette ne s’était pas attendu à ce que sa rodomontade de trois semaines s’accomplisse. Et pourtant, pour la vaillance de Saint-Elme, ce sinistre vendredi était le trentième jour de défi.
Starkey regarda La Valette. Le vieil homme demeurait infatigable, même quand Starkey chancelait d’épuisement, et il sacrifiait une heure de sommeil chaque nuit pour prier Notre-Dame de Philerme. Son travail était prodigieux. Il avait supervisé
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