La Religion
faite pour une femme en fleur, et elle était une femme dont le printemps et l’été étaient déjà loin. La robe reposait dans son coffre, toujours couverte de l’étoffe dans laquelle son couturier l’avait enveloppée.
« L’occasion n’a jamais été appropriée, dit Carla, et elle ne l’est certainement pas aujourd’hui.
– Si pas aujourd’hui, alors quand ? » demanda Amparo.
Carla cligna des yeux et regarda ailleurs. Amparo persista.
« Si Tannhauser doit marcher sur le fil du rasoir, alors tu dois être assortie à lui. »
Il y avait de la logique en cela, mais c’était la logique d’Amparo. « Même s’il est peut-être très remarquable, cela m’étonnerait qu’il porte de la soie rouge. »
Amparo comprit et secoua la tête tristement.
« Bon, assez de ces caprices idiots, dit Carla, mets-toi en route, s’il te plaît. »
Elle regarda Amparo courir vers la maison et se demanda comment cela pouvait être de vivre sans peur. Sans culpabilité ni honte. Comme Amparo vivait. Carla avait ressenti un vague aperçu d’une telle vie ce matin du printemps qui venait de s’écouler, quand elles avaient entamé leur périple d’Aquitaine jusqu’en Sicile. Deux folles lancées dans un voyage dont elle savait qu’elles ne l’achèveraient jamais. Ce matin-là, elle s’était sentie aussi libre que le vent dans ses cheveux. Carla retourna dans la maison d’hôte. Elle allait se rendre dans la chapelle de la villa, dire son rosaire et prier pour qu’Amparo réussisse. Si elle revenait seule de l’Oracle, leur quête s’achèverait ici.
1 . En français dans le texte.
MARDI 15 MAI 1565
La taverne de l’Oracle, Messine, Sicile
UNE LUMIÈRE BLANCHE ET DURE et l’odeur forte et teintée d’égouts du port se déversaient par les portes de l’entrepôt sur une horde hybride de nations et d’hommes, issus des classes militaires et criminelles, et dont l’excitation était totale. Piquiers, marins, contrebandiers, soldats, bravi , peintres et voleurs se serraient sur les tréteaux grossièrement rabotés et buvaient leurs soldes avec l’appétit de ceux qui sont depuis longtemps damnés, et avec raison. Leurs conversations, comme toujours, portaient sur l’imminente invasion de Malte et sur les Turcs cruels et dégénérés et les perversions de l’islam. Leur ignorance de ces sujets pouvait approcher la perfection, mais tant qu’ils continuaient à boire, Tannhauser n’avait aucune raison de se plaindre. Il avait la ferme intention de profiter de la guerre, peu importait qui était victorieux, et il maintenait donc sa propre paix, comme le font les sages, et investissait son attention dans son tardif petit déjeuner : aujourd’hui c’était un boudin extrêmement goûteux fait par les bénédictins de Maniacio, qu’il faisait descendre d’un vin rouge âpre et fermenté par les mêmes.
Ses épaules remplissaient un énorme fauteuil en noyer massif, tendu de cuir vert râpé et embelli de feuilles d’or et de la maxime Usque ad finem . Baptisé « Le Trône de Tannhauser », une sévère correction, suivie d’une éjection violente dans le caniveau puant, attendaient l’ivrogne assez stupide pour imaginer s’y asseoir. Il n’était devenu homme d’affaires et propriétaire que depuis peu, et cela contre toutes ses attentes antérieures, mais il sentait que cette nouvelle vocation lui convenait et, comme dans tous les défis dans lesquels il s’était lancé, il y allait corps et âme.
La taverne avait évolué, comme par elle-même, depuis l’antichambre de l’entrepôt où Tannhauser exerçait son métier de marchand d’armes. La table devant laquelle il mangeait était placée dans une alcôve parmi les casques en exposition et de là il pouvait observer toute la salle. Cette alcôve était drapée de tapis d’origine exotique aux motifs fabuleux, qui donnaient à son bureau l’air d’un caravansérail. Sur la table, une pendule de Prague, cassée, dont il entendait réparer les intérieurs avec des composants fabriqués de sa main ; et, à côté, un astrolabe de cuivre, grâce auquel on pouvait calculer la position des corps célestes, et dont le professeur Maurolico en personne lui avait enseigné l’utilisation. Amoncelés autour de ces instruments, l’on trouvait de gros volumes d’étranges provenances, rédigés dans une variété de langues que Tannhauser – il devait l’admettre – ne comprenait pas toutes, et
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