La Religion
ascendance diabolique.
Carla soutint la fille durant ses crises de rage et ses transes, durant ses fugues soudaines qui pouvaient durer des jours, face aux humiliations sociales et aux offres d’exorcisme, et malgré l’apparente incapacité d’Amparo à lui rendre l’affection qu’elle lui portait. Elle semblait insensible aux sentiments des autres, ou si elle ne l’était pas, complètement indifférente. Mais dans la loyauté qu’elle lui voua peu à peu, dans le partage des découvertes de son tube divinatoire et les révélations qu’il provoqua, dans son combat pour apprendre les bases de l’étiquette et les principes du maintien, et surtout dans le génie naïf qu’elle apporta à leur étude de la musique, Amparo révéla un amour plus profond et plus durable que nombre de mortels n’en connaissent. Elles étaient de curieuses amies, oui, et pourtant jamais deux amies n’avaient été si proches.
Carla se demandait parfois si elle aimait cette fille à cause d’une sorte de sort enchâssé dans le miroir de la reconnaissance. Ce miroir dans lequel tous ceux qui ont été rejetés peuvent se voir. Ou bien à cause de son isolement ? Avait-elle besoin de quelqu’un à aimer et cette fille s’était justement trouvée là ? L’amour n’était-il pas toujours une sorte de conspiration entre l’isolement, la reconnaissance et le hasard entremêlés ? Cela importait peu. La fille avait gagné son cœur. C’était Amparo, cet être sans passé, qui avait inspiré Carla et l’avait propulsée dans cette quête pour racheter le sien.
« JE N’IRAI PAS À Messine jusqu’à ce que tu me répondes, dit Amparo. Allons-nous jouer pour lui ou pas ? »
À cette pensée, le cœur de Carla s’emballa. Ce genre de chose ne se faisait pas. Inviter un homme – un homme de réputation douteuse – dans une villa inconnue et, après de vagues présentations, le soumettre à leur art ? C’était du jamais vu. Tannhauser allait les considérer comme des folles. Son esprit lui disait que jouer pour lui serait pure folie. Son cœur disait que cela serait magnifique. Amparo attendait sa réponse.
« Oui, dit Carla, nous jouerons pour lui. Nous jouerons comme nous n’avons encore jamais joué.
– Tu m’emmèneras avec toi, n’est-ce pas ? Si tu me laisses seule, je ne pourrai pas le supporter. »
Elle avait posé cette question d’innombrables fois depuis qu’elles avaient entamé ce voyage, mais, à partir de maintenant, les choses pouvaient changer. Starkey le permettrait-il ? Et Tannhauser accepterait-il ? Pour la première fois de leur vie, Carla répondit sans savoir si elle pourrait tenir sa promesse. « Je ne t’abandonnerai jamais. »
Une fois de plus, cet étrange rayonnement de joie dénuée de sourire illumina le visage d’Amparo, et une nouvelle inspiration jaillit. « Mets la robe rouge », dit-elle.
Elle vit la grimace de Carla.
« Si ! La robe rouge, insista Amparo. Tu dois la mettre. »
Carla avait commandé cette robe lors de leur séjour à Naples pour des raisons qu’elle ne parvenait pas à définir, même à l’époque. La pièce de soie l’avait captivée : une fantaisie de couleur qui avait voyagé depuis Samarkand à travers les déserts et les mers. Le tailleur avait vu le reflet dans ses yeux et avait joint les mains en communion avec une espèce de vision qu’elle ne percevait pas encore, et il lui avait promis une union parfaite entre la soie et le désir de son cœur, dont l’harmonie pourrait émouvoir une colonne de marbre.
Quand elle avait passé la robe pour la première fois, une semaine plus tard, sa peau avait comme soupiré, son cœur s’était mis à cogner et un sentiment proche de la panique avait serré sa gorge, comme si on lui remémorait quelque chose en elle qu’elle craignait plus que tout au monde et qu’elle s’était forcée à oublier depuis longtemps. Quand elle était sortie du salon d’essayage, les yeux d’Amparo s’étaient écarquillés et brouillés de larmes. Lorsque Carla s’était tournée vers le miroir, elle avait vu une femme qu’elle ne connaissait pas, et qui ne pouvait pas être. Et même si elle l’avait prisée plus que tout ce qu’elle possédait, elle avait su en même temps qu’elle ne porterait jamais ce vêtement exquis, car l’instant où elle aurait pu devenir la femme dans le miroir – aurait pu oser être cette femme – ne viendrait jamais. La robe était
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