La Religion
qu’il ouvrait parfois pour déclamer des gazels en turc et des complaintes de Fuzuli et de Baki. Sa bibliothèque contenait la traduction interdite de Brucioli du Nouveau Testament – exploit pour lequel l’homme était mort dans les geôles de l’Inquisition – et des traités de Ramon Llull et de Trithemius de Sponheim, ainsi que des livres de magie naturelle, dans lesquels étaient exposées les opinions d’anciens philosophes et les causes de merveilleux effets. Installé dans ce bazar pittoresque, avec ses avant-bras aux muscles denses couverts de tatouages sauvages, son visage carré, ses cheveux couleur bronze et ses yeux de lapis-lazuli, Tannhauser passait aisément aux yeux de ses compagnons pour un Moghol tout droit surgi de quelque terre lointaine et barbare, et cela lui plaisait, car dans le mystère dort la notion du pouvoir, et dans le pouvoir reposait sa propre notion de la liberté.
Comme Tannhauser avait fini son assiette et avalé son vin, Dana se glissa près de lui pour débarrasser. Elle était souple et pleine et éclatante de jeunesse. Comme les trois autres femmes qui servaient les tables, Dana était de Belgrade. Toutes quatre avaient été sauvées d’un bordel de corsaires d’Alger quand leur navire avait été capturé par les galères de la Religion. Tannhauser, à son tour, avait sauvé les filles des bordels de Messine, non sans une certaine violence sur les quais, entièrement au détriment – cela va presque sans dire – d’une bande de maquereaux contrariés. Pour cet acte, ces jeunes dames le considéraient comme galant, et aussi sans doute parce qu’elles avaient été surprises de découvrir que forniquer, tout autant que vomir et pisser, était interdit dans l’enceinte de l’Oracle. En dépit de cette règle, les filles apportaient une très belle contribution à son entreprise, car les hommes venaient étancher leurs yeux autant que leur soif, cette dernière grandement intensifiée par leurs désirs frustrés. Comme les filles savaient qu’une attention exagérée était punie avec une plus grande sévérité que l’utilisation du fauteuil de leur maître, elles paradaient, tous charmes dehors, sans honte et avec un singulier manque de pitié, deux attitudes que Tannhauser admirait de tout cœur.
Dana souleva une jarre de terre lissée et lui fit un sourire qui n’était réservé que par calcul. Il résista à une autre tournée en posant une main sur sa coupe, mais ne parvint pas à empêcher l’autre de caresser le mollet sous sa robe. Sa peau était fraîche et douce et appétissante au toucher, et elle frotta son sein sur sa joue en murmurant, dans un souffle, quelques mots d’affection en serbe. Il remua sur son siège, admirablement stimulé, et glissa sa main plus haut sous le tissu. Elle avait partagé son lit, et un certain nombre de rendez-vous spontanés dans les entrailles de l’entrepôt, pendant ces dernières semaines, et, comme ces amours fugitives augmentaient jusqu’à plusieurs fois par jour, il savait qu’il devait faire attention. Mais l’idée d’une visite dans sa chambre, avec le vin et le boudin épicé pesant sur son estomac, présentait nombre d’attraits. L’amour était bon pour la digestion et même si Tannhauser avait pas mal de tâches à accomplir, il ne parvenait pas à en trouver une, à cet instant précis, qui soit d’une très grande urgence. Il respira le parfum de son corps et soupira. Une courte sieste après, et quelle plus grande joie le cosmos pouvait-il possiblement offrir ?
Sa paume se referma sur sa croupe, et l’extrémité de ses doigts s’installa dans la fente musclée de ses fesses, et il s’émerveilla de la perfection sans limites de la Création quand elle revêt de telles formes. Dana saisit ses cheveux et il repoussa son fauteuil. Mais il s’était trop attardé dans sa rêverie érotique. Avant qu’il ne puisse lui prendre la main et s’éclipser, Sabato Svi émergea des profondeurs de l’Oracle et s’installa à la table.
Sabato accorda à Dana un hochement de tête courtois et le regard qu’elle lui lança ne portait aucune inimitié. Il dégagea une place pour ses coudes entre les livres, secoua les boucles huileuses qui balançaient sous son stremmel et sourit de ses yeux profondément enfoncés dans lesquels brûlait sans cesse une flamme de folie divine. Sabato sortit une lettre de sa manche et Tannhauser sourcilla. Il ne parvenait pas tout à fait à
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