La Religion
n’était pas une raison suffisante pour rentrer. « Tu veux connaître mon estimation ? Une estimation modeste ?
– S’il le faut…
– Quinze mille florins. Et plus probablement vingt mille. »
La somme était si énorme que Tannhauser en retira sa main de sous les jupes de Dana pour se frotter la mâchoire. Sa barbe de quelques jours lui râpa les doigts, et Dana gloussa de dépit, mais la somme restait toujours aussi fabuleuse.
Presque comme après coup, Sabato ajouta : « Pour le trajet aller j’ai prévu une cargaison de canne à sucre. »
Sabato annonçait ces affaires à un stade de préparation si avancé que Tannhauser n’avait plus tellement d’autre option que de les mener à bien. Le succès de l’Oracle avait été assez manifeste pour leur permettre d’ouvrir de nouvelles lignes de crédit, et de se sortir des anciennes, plus ou moins comme ils le voulaient. Tannhauser souligna, sans conviction, un nouvel obstacle.
« Quel capitaine ? Quel navire ? Un bon, cette fois, pas une de ces passoires rongées par les vers sur lesquelles tu m’as fait partir avant.
– Dimitrianos. Le Centaure . »
La pensée de la puanteur malsaine, des semaines d’ennui et de soleil brûlant, et des interminables récriminations du Grec sur ses pertes aux cartes et au jacquet provoqua une bourrasque malvenue dans les organes digestifs de Tannhauser. Sans considération pour Dana, il céda à l’urgence de lâcher un vent. « Mets trop de fers au feu et certains vont refroidir, dit-il. De plus, je n’aime pas trop le Grec. »
Comme il s’y attendait, Sabato Svi ignora son hésitation. « Le Grec attend et ses poches sont vides. Nous pouvons charger en trois jours. Le meilleur moment pour embarquer – il haussa les épaules et sourit en passant le fardeau à Tannhauser – dépend de tes informations, comme toujours. »
Tannhauser avait un pied dans chacun des deux mondes hostiles. Pour les Vénitiens, les maîtres espagnols de la Sicile et les chevaliers de Malte, c’était un condottiere capitaine d’infanterie, ancien de la campagne italienne d’Alva et du massacre des Français à Saint-Quentin, désormais devenu un estimable marchand d’opium, d’armes et de munitions. Pour les musulmans, il était Ibrahim Kirmizi – Ibrahim le Rouge, vétéran des bains de sang d’Anatolie orientale et d’Iran. Il connaissait le monde ottoman, ses manières, ses langues, ses rituels. Il évoluait parmi eux comme le natif qu’il avait un jour été, et que, dans quelques recoins de son cœur, il resterait toujours. Il avait des associés à Bursa, Smyrne, Tripoli et Beyrouth ; il avait embarqué des soieries et de l’opium à Mazandaran ; et, dans la chrétienté, nul ne connaissait aussi bien les côtes turques – et Eminonu, Uskudar et le Buyuk Carsi, leurs bains, leurs hôtelleries et leurs bazars. À Messine il était comme les doigts de la main avec ceux des pilotes, des contremaîtres et des maîtres navigateurs
susceptibles de fournir des renseignements précieux – sur les marchandises et les navires en transit, sur les concurrents en pleine ascension ou sur le déclin, sur les cargaisons confisquées et mises aux enchères, sur les pirates et les intrigues lointaines, sur les changements de fortune politique du bout du monde. Il interrogeait aussi les esclaves dans leurs geôles près des quais, surtout les musulmans, car ils restaient muets devant qui que ce soit d’autre que lui. Ces hommes ramenaient des informations des côtes barbaresques que personne d’autre ne pouvait fournir. Quand les nouvelles voyageaient si lentement, savoir ces choses avec quelques jours d’avance devenait précieux, et avec quelques semaines, inestimable.
C’était ainsi que ses affaires avec les chevaliers de Malte avaient commencé, quand il avait vu de ses propres yeux, depuis le quai Unkapani à Istanbul, les quilles à peine équarries de la nouvelle flotte de Soliman, et compris qu’une telle information pouvait les rendre riches, Sabato Svi et lui.
Ils avaient quitté le vieil Istanbul cette même nuit, Sabato vers Venise avec une cargaison de poudre et d’armes, et Tannhauser vers Messine, pour louer le magasin et se rendre ensuite à Malte pour traiter avec la Religion. Il leur fournit gratuitement l’inestimable renseignement de la mise en chantier d’une nouvelle flotte ottomane pour établir son sérieux et s’assurer un contrat très lucratif de
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