La Religion
se résoudre à enlever sa main, mais un très vague sens de l’étiquette lui fit pétrir la chair de Dana avec moins de vigueur et il parvint à rassembler quelques mots de bienvenue.
« Sabato, dit Tannhauser, quelles nouvelles ?
– Du poivre », dit Sabato Svi.
Sabato était un Juif du ghetto de Venise, d’un tempérament qui ignorait la peur. À vingt-sept ans, il était plus jeune que Tannhauser de dix ans, et de dix ans son aîné dans les questions vitales pour leur prospérité. Ils avaient été associés pendant cinq ans et, durant tout ce temps, ne s’étaient jamais querellés, même quand une vague erreur les avait menacés d’esclavage ou pire. Il se délectait à provoquer le scandale ou la violence grâce à des insinuations sournoisement calculées, en sortant dans une fureur feinte au moment où une négociation ardue atteignait son apogée, ou en posant des questions impertinentes à des ruffians de trois fois son gabarit. Et pourtant, hormis de très rares mais mémorables exceptions, Sabato parvenait toujours à s’en sortir à son avantage. Tannhauser était avare de son affection, car certains de ceux qu’il avait favorisés s’étaient avérés trop enclins aux désastres, mais si quelqu’un était destiné à l’enterrer un jour, c’était Sabato Svi. Tannhauser l’aimait comme aucun autre.
« Je te l’ai déjà dit, lança Tannhauser, je n’y connais rien ou si peu sur le poivre et en apprendre plus ne me démange pas vraiment.
– Et je t’ai expliqué, déjà, tout ce que tu as besoin de savoir, répliqua Sabato, que son prix fait plus que quadrupler entre le plancher d’un magasin à Alexandrie et les étals des marchés de Venise.
– Si, et seulement si, je parviens à éviter l’impôt sur le tonnage et la bastonnade.
– Tu y arriveras, comme toujours.
– Et si je ne suis pas emmené et enchaîné aux bancs de nage d’une galère par Ali el-Louck.
– Qui est en route pour se joindre à l’armada du sultan, ainsi que Torghoud Rais, Ali Fartak et tous les autres pirates de la Méditerranée.
– Et d’où embarqueront les mamelouks de Soliman pour aller à Malte ? D’Alexandrie ! » le contra Tannhauser avec satisfaction.
Sabato pointa la lettre vers les quais au-delà des portes. « Regarde les Génois. Ils se recroquevillent dans la baie comme des ramasseurs de coques. Mais pour un homme comme toi, la mer n’a jamais été aussi sûre. »
Tannhauser, toujours insensé dès qu’on défiait ses prouesses, marqua une pause dans ses caresses. Dana serra les fesses pour signaler sa déception et il recommença, mais plus distraitement qu’avant. S’il pouvait éviter les flottes musulmanes convergeant sur Malte – ce qui, avec un minutage précis et pas mal de chance, était envisageable –, le reste de la mer, pendant ces quelques semaines à venir, serait, il est vrai, inhabituellement tranquille. Avec l’étrange sens du minutage qu’il avait appris à attendre des femmes, Dana passa la main dans ses cheveux.
« Je n’ai aucun amour pour la mer, dit Tannhauser, c’est un champ de galets que j’ai labouré depuis bien trop longtemps et j’ai énormément de choses essentielles à faire ici. »
Sabato jeta un œil vers les seins de Dana et, en réponse, elle lui fit une moue obscène.
« Mattias, mon ami, dit Sabato, quatre-vingt-cinq quintaux de poivre javanais nous attendent en Égypte. » Il fit passer la lettre sous ses narines comme si elle était parfumée de myrrhe. « Et dans un magasin exclusivement favorable à notre entreprise. »
Tannhauser réussit à apercevoir des bribes d’écriture en hébreu. « Moshe Mosseri ? »
Sabato acquiesça. « Quatre-vingt-cinq quintaux. Et d’ici un mois, ils auront disparu pour toujours. » Il se pencha en avant. « Toutes les villes d’Europe réclament du poivre à tout-va. Les Français ne mangent même plus de soupe sans en mettre. Imagine Zeno, D’Este et Gritti surenchérissant les uns contre les autres. As-tu la moindre idée de combien ils paieraient ? »
Tannhauser se renfrogna.
« Tu seras à Alexandrie dans trois semaines, complète la cargaison avec des épices, de la cire d’abeille, des soieries, et dans huit semaines nous compterons notre or sur la place Saint-Marc. » Sabato avait une femme et deux fils à Venise, qu’il désirait ardemment retrouver, mais Tannhauser le connaissait, et le sentiment seul
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