La Religion
l’aide ? Le supplier de partir ? Ou devait-elle essayer de rassembler une rage qu’elle ne sentait pas et qui serait difficile à trouver ? Elle ne se retourna pas. Elle choisit de dire la vérité.
« Tu m’effraies, dit-elle. Mais cela, tu dois le savoir. C’est ton commerce.
– Mon commerce ?
– Infliger la peur. À ceux qui sont incapables de se défendre.
– Rien ne saurait être plus éloigné de mon but. »
Les mots lui échappèrent avant qu’elle puisse les arrêter. « Alors dis-moi… que veux-tu ?
– Je te veux », dit Ludovico.
Sa chair frissonna et elle était heureuse qu’il ne puisse pas voir son visage. Cette fois, c’est elle qui resta muette.
Il dit : « Dois-je prendre ton silence pour de la surprise ? Ou de la répulsion ? »
Carla ne répondit pas. Elle se raidit encore davantage en l’entendant se lever de sa chaise. Elle sentit sa présence derrière elle, sa chaleur, son souffle sur ses cheveux. Elle tressaillit quand ses mains vinrent se reposer sur ses épaules. Seul le fin tissu de coton séparait sa peau de la sienne. Ses doigts paraissaient énormes. Il serra, tendrement, comme s’il craignait de la briser. Ses pouces s’enfoncèrent dans les muscles entre ses omoplates. Sa mémoire corporelle de son toucher, de la même exacte caresse, jaillit comme si cela avait eu lieu hier. Mais où hier était-il ? Elle l’entendit soupirer, et l’on aurait dit qu’un désir sans limites trouvait enfin son accomplissement. Elle trembla, involontairement, si déroutée qu’elle ne savait pas si c’était de peur ou de plaisir.
« Pardonne-moi, si je suis trop rude, dit-il. Je n’ai pas touché une femme depuis la dernière fois que je t’ai touchée. »
Elle le croyait. Absolument. Elle le sentait dans ses mains. Ce n’étaient pas les mains d’un quelconque prêtre lascif. C’étaient des mains dont la raison d’être était de la toucher, elle et seulement elle. Ce savoir la flattait, l’effrayait. Une sorte d’instinct de survie lui murmura que si elle ne lui échappait pas maintenant, elle ne lui échapperait plus. Elle serait sienne. Pour toujours. Car il ne la laisserait plus jamais partir. Elle se détacha de son emprise, perçut l’impulsion qu’il eut de resserrer plus fort, et sentit qu’il maîtrisait cette envie. Elle se glissa de quelques pas dans la pièce mais, comme elle le réalisa trop tard, pas en direction de la porte. Elle se retourna pour lui faire face.
Ses yeux noirs la transperçaient. Il laissa ses bras retomber contre ses flancs et ne poursuivit pas. Il était trop intelligent pour la forcer ; mais pas assez pour être blessé par sa fuite. Dans le même ordre d’idées, il était trop perspicace, trop habile pour qu’elle puisse feindre ce qu’elle ne ressentait pas. Toute tentative en ce sens ne ferait que l’aiguillonner. Ludovico était venu pour chasser de grosses bêtes, avait dit Bors. Elle sentit que la plus dangereuse vivait dans le cœur de Ludovico, et que cette bête le traquait lui, et elle aussi.
« La dernière fois que tu m’as touchée, j’avais quinze ans », dit-elle. Des larmes et la rage qu’elle croyait ne jamais trouver jaillirent dans sa gorge. « Je m’étais livrée à toi sans réserve. Je t’avais donné tout ce que j’avais. Je t’ai tout donné. Et tu as fui. Je t’ai couru après, en pleurant, mais tu étais parti. Les visages les plus durs que j’aie jamais vus me l’ont assuré – parti pour toujours – et ils me regardaient de haut comme si j’étais une putain, et même plus méprisable qu’une putain. Comme si j’étais la mère du diable. J’ai perdu tout amour et l’amour ne m’a jamais retrouvée. » Elle renfonça ses larmes. « Pourquoi as-tu volé mon cœur avant de l’abandonner ?
– J’avais peur. »
Elle le fixa. Elle sentit qu’elle tremblait, que son visage brûlait, nauséeux d’une colère qu’elle ne pouvait ni exprimer, ni contenir. Elle murmura : « Tu avais peur ? »
Ludovico cligna des yeux, doucement. « Peur pour mon devoir.
– Ton devoir de répandre la terreur ? De torturer et brûler ? Tu as préféré cela aux vallées et aux fleurs ? À la beauté que nous partagions ? À l’amour ?
– Oui, Carla. J’ai choisi cela au lieu de l’amour. N’est-ce pas justement ce que requiert le devoir ? N’est-ce pas ce que l’honneur exige ? »
Quelles que puissent être
Weitere Kostenlose Bücher