La Religion
désormais à l’auberge et le reste de l’espace intérieur était dévolu à des convalescents. Mais elle avait toujours sa propre chambre dans la maison de Starkey qui jouxtait l’auberge et c’était un véritable trésor.
Sur le seuil, elle ôta ses chaussures et entra en silence. Elle vit Nicodemus assoupi sur les dalles de la cuisine et prit la petite lanterne accrochée près de l’office. Elle monta dans sa chambre et ferma la porte. Elle se débarrassa de sa robe raidie de sang, l’une des trois simples robes de lin noir qu’elle avait fait faire, larges de manches pour qu’elle puisse les rouler, et sans décolleté par pudeur et modestie. Après une semaine passée à remplir les citernes d’eau douce grâce à la nouvelle source, la lessive avait été à nouveau autorisée, ce qui en réjouissait au moins certains, et elle avait une robe propre pour le lendemain. Nue, elle se débarrassa de la poussière avec un seau d’eau. L’eau était fraîche et avait un parfum d’oranger, et elle nota de remercier Bors la prochaine fois qu’elle le verrait, car c’était lui qui l’avait apportée.
Elle laissa l’air la sécher et la rafraîchir. Elle prit un peu d’huile d’olive d’une petite bouteille également due à la courtoisie de Bors, et elle s’enduisit le visage, le cou et les bras. Son corps avait minci, mais elle espérait qu’il n’avait pas durci. Il n’y avait pas de miroir dans la pièce ni dans toute la maison, les moines en ayant peu l’usage, et elle ne s’était pas souciée de s’en procurer un. Elle se rendit compte qu’elle n’avait pas contemplé son propre visage depuis des semaines. Elle se demanda ce qu’elle découvrirait quand elle le ferait enfin. Des choses comme son apparence ne lui semblaient plus du tout importantes. Mais peut-être se trompait-elle car, comme l’avait suggéré Mattias, son apparence était ce qui donnait aux hommes une raison de vivre.
Elle se glissa dans une chemise de nuit de coton blanc, devenue grise et presque transparente à force de lavages répétés à l’eau de mer. Elle défit ses cheveux, les secoua et s’abandonna un instant au plaisir de les brosser et de passer ses doigts entre leurs boucles. Depuis que la nouvelle source avait été découverte, Lazaro avait préparé pour elle une teinture faite de lie de vin blanc, de miel et d’extrait de chélidoine broyée. Elle en avait oint sa chevelure et avait laissé agir vingt-quatre heures, avant de la laver avec de la lessive d’avoine et de la rincer à l’eau fraîche. Maintenant, après des semaines de crasse, ses cheveux étaient plus doux que jamais ils ne l’avaient été. Lazaro lui avait laissé entendre qu’il avait une autre décoction en préparation, à base de bile de bœuf, cumin et safran sauvage, qui requérait six semaines d’infusion, pour faire ressortir la blondeur de ses cheveux. Peut-être parviendrait-elle à trouver un miroir, après tout ? Bors devait pouvoir lui en dénicher un en un tournemain, et il n’y verrait rien de vaniteux chez elle.
Un coup de canon éclata dans la nuit. Le mont Corradino, se dit-elle, son ouïe désormais accoutumée aux différentes batteries et à leurs emplacements. La cible devait être L’Isola. C’était certain, car elle n’avait entendu aucun souffle de boulet, ni le moindre bruit d’impact. Les Turcs allaient attaquer demain, avait dit Lazaro. Mais elle avait entendu cette prédiction depuis quatre jours déjà. Elle posa sa brosse. Il était temps de dormir. Quand elle se tourna vers le lit, là, dans la chambre enténébrée, se tenait Ludovico.
LA PORTE ÉTAIT FERMÉE derrière lui et elle n’avait pas perçu le moindre son. Si qui que ce soit était apparu aussi soudainement, elle aurait sursauté. Ce ne fut pas le cas. Quelque part, il était responsable de cette absence de surprise. Comme s’il avait le pouvoir de se matérialiser où il le désirait, et, l’ayant fait, avait du coup une sorte de droit si naturel d’être là que sa présence n’était pas plus surprenante que la pâle lumière de la lune. Il portait l’habit noir au haut col de l’ordre de Saint-Jean, avec la croix de soie blanche à huit pointes cousue sur la poitrine. Deux rosaires ceinturaient sa taille. Son crâne impressionnant était couvert de cheveux noirs très courts et parfaitement réguliers. Son visage était tanné par le soleil, émacié comme une ébauche de buste en marbre.
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