La Religion
charité est une obligation sacrée.
« Dans des temps comme aujourd’hui voués à de si grands maux, lorsqu’on peut entendre et sentir partout les ailes de l’ange de la mort, de petits actes de gentillesse sont comme des joyaux du ciel, et tout autant pour celui qui les réalise que pour celui qui les reçoit, car, comme l’a dit le Prophète, béni soit son nom, aie de la compassion, et tu obtiendras peut-être la compassion d’Allah. » Abbas ajouta : « Si tu sauves un jour la vie d’un homme, tu deviens son gardien pour toujours. »
Pensant à Bors et Sabato Svi, autant qu’au noble gazi assis en face de lui, Tannhauser dit : « En cela j’ai connu la plus grande fortune, car je suis gardé par des lions. »
Abbas lui demanda comment il s’était fait prendre par les chiens chrétiens. Il était désagréable de mentir face aux yeux bruns lumineux de l’homme qui avait été par deux fois son sauveur ; mais c’était le moindre de ses crimes récents.
« Une patrouille de cavalerie m’a surpris sur la route de Marsaxlokk, dit Tannhauser. C’était peu après l’aube, début juin, et ils me sont tombés dessus comme des démons, surgissant de la pointe aux Potences, dont j’avais cru comprendre qu’elle était nôtre. »
Abbas hocha la tête. « C’était le matin où ils ont détruit les batteries de Torghoud. Quant à ces démons… » Ses lèvres se tordirent et il secoua la tête. « Ces chevaliers sont les enfants de Satan. Certains disent que La Valette est un nécromancien et qu’on a vu des démons à ses côtés.
– Ce n’est qu’un homme, dit Tannhauser.
– Tu l’as rencontré ? demanda Abbas.
– Je l’ai vu, répondit Tannhauser. La Valette est de ces hommes dont le seul véritable amour est la guerre. S’il y a nécromancie à l’œuvre, c’est en cela. Sans guerre, il serait rabougri, ou mort, inutile, décrépit. Mais la guerre lui rajeunit le sang, allège ses pas, aiguise son regard. Ses propres hommes le voient comme un demi-dieu, mais il n’y a aucune raison pour que nous fassions de même.
– Il a prouvé qu’il était un formidable adversaire.
– Il joue sur ses forces et sur nos faiblesses. Il a le génie du siège et de la défense en profondeur. Il connaît le cœur du soldat, car le sien est pareil. Nous ne combattons pas des chiites ou des Autrichiens. »
Les sourcils d’Abbas se soulevèrent en signe de lassitude. « Si seulement le conseil le savait. » Les raisons de son humeur sombre devinrent plus claires. « Mustapha manque de patience pour laisser les artilleurs et les sapeurs faire leur travail. Creusez, lui dis-je, minez leurs murailles et détruisez-les par en dessous. Mais les assauts en masse l’excitent, comme un joueur qui a trop d’or doit risquer de tout perdre pour éprouver son plaisir. Heureusement, il a accepté ma proposition de construire deux tours roulantes. En ce moment, on démantèle deux galères à Marsaxlokk pour prendre leurs mâts et leurs chevrons. »
Abbas avait jadis étudié l’architecture avec Sinan, le fameux devshirmé grec, commandant des machines de guerre du sultan et bâtisseur d’un millier de mosquées. Il ajouta, avec une fierté voilée : « Elles seront construites selon mes propres plans, mais il faudra deux semaines au moins pour les achever. En attendant, nous continuerons à gaspiller les vies de nos hommes. »
Tannhauser se disait que si les Turcs construisaient des engins de guerre plus en adéquation avec l’Antiquité qu’avec l’ère moderne, les assiégeants devaient approcher du désespoir. Il garda cette pensée pour lui-même et dit : « Et Piyale ?
– Le pacha Kapudan Piyale est le plus sage des stratèges, mais ses craintes pour la flotte de notre sultan dominent ses pensées. Il désespère de conclure le siège avant les grands vents d’automne. Une fois les vents venus, la flotte pourrait être coincée ici pendant tout l’hiver. Nous sommes à mille milles de chez nous. Parfois cela semble plus loin encore. »
Malgré ses efforts, Tannhauser ne parvint pas à prononcer des mots de réconfort ou d’encouragement. Il demeura silencieux.
« Nous vaincrons, dit Abbas, si telle est la volonté d’Allah. Mais le coût sera élevé. Surtout pour les janissaires.
– Le coût est toujours élevé pour les janissaires.
– C’est leur vocation. » Abbas l’étudia un instant. « Tu es connu dans le
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