La Religion
campement.
Tannhauser le regarda partir. Sa nausée s’était transformée en faim. Une faim bestiale et délirante. Une envie de viande. Il cessa de contempler la bataille. Si la Religion devait tomber, ce jour était aussi favorable que n’importe quel autre. C’était clairement l’espoir et l’intention de Mustapha. Tannhauser s’en alla chercher de quoi prendre un petit déjeuner. Aux cuisines, il apprit qu’on était le 2 août et qu’il était resté plus de cinq semaines dans la tente. Quand il revint des cuisines, l’Éthiopien était parti et Tannhauser ne devait plus jamais le revoir là.
LA RELIGION NE TOMBA pas le 2 août. Du haut de la colline, Tannhauser regarda le crépuscule descendre. Le muezzin lança l’appel du soir et les bataillons de janissaires, décimés, se regroupèrent avec leurs couleurs dépenaillées et leurs blessés, se dirigeant vers leurs feux de camp et le peu de réconfort qu’ils retrouveraient autour de leurs marmites.
D’humeur sombre, Abbas regagna sa tente et Tannhauser, ou plutôt Ibrahim puisque tel était son nom ici, se joignit à lui pour la prière. Ensuite, ils dînèrent sur une table basse en cerisier lustré. Ayant dépassé la cinquantaine, Abbas était très admiré par ses pairs et révéré par ses hommes, dont il fournissait la solde, les chevaux et l’équipement avec des subsides tirés de sa propre bourse. Sa barbe était gris acier et deux pâles cicatrices marquaient son front et son menton. En dehors de cela, il était resté aussi mince et élégant que le jour où il avait trouvé Mattias près du cadavre de sa mère.
Lors du voyage de trois mois qu’ils avaient effectué ensemble, vingt-cinq ans auparavant, depuis les montagnes sauvages des Fâgâras jusqu’à la plus grande ville du monde, Abbas avait appris à Ibrahim les rudiments du turc, les rituels des prières quotidiennes, et comment se conduire en homme quand il entrerait au collège militaire d’Enderun, à Istanbul. En retour, Ibrahim avait prouvé son habileté à réparer le matériel et à soigner les chevaux et les garder en bonne forme. Même si c’étaient des hommes aux ordres d’Abbas qui avaient assassiné sa mère et ses sœurs, Ibrahim ne l’en avait pas blâmé. Privé de tout autre allié, peut-être manquait-il de la présence d’esprit de le faire. Mais il adorait cet homme et, en un sens, le fait qu’il l’abandonne à la discipline de l’Enderun avait été plus désolant que son propre départ du village où il était né.
Depuis, ils ne s’étaient retrouvés qu’une fois, en Iran, quand les Turcs avaient ravagé le Yerevan, rasé le palais du shah Tahmasp et n’avaient pas laissé deux pierres cimentées à Nahjivan. Des pierres qui s’étaient dressées depuis bien avant la naissance du Christ, jusqu’à ce que les janissaires arrivent. Leur rencontre avait eu lieu lors d’une cérémonie officielle, une inspection des troupes et une remise de récompenses dans les environs de cette dernière dévastation, avant de continuer leur poursuite des chiites vers l’Oxus. Ibrahim, en tant que chef de son orta , avait accepté l’argent supplémentaire dû à ses hommes pour leur bravoure impitoyable. Abbas l’avait félicité pour sa carrière exemplaire et l’avait invité à prendre le thé. Ils s’étaient promis de se retrouver et de renouer leur amitié quand les circonstances le permettraient. Mais les circonstances ne l’avaient jamais permis.
Pendant qu’on soignait Tannhauser, ils avaient peu parlé, Abbas étant préoccupé par des problèmes militaires et des intrigues au sein du conseil de guerre qui, comme toujours lors des campagnes turques, étaient potentiellement mortelles. Ce soir-là, ils mangèrent du pilaf, du pigeon grillé et des amandes sucrées. Ils burent du café. Abbas avait passé un caftan de soie blanche, brodé d’or et d’argent. À son oreille pendait une perle grise parfaite de la taille d’une noisette. Il possédait des terres et des parts d’armateur dans la Corne d’Or. C’était un homme de grande culture et de grand raffinement. Il était de ces guerriers pour qui la guerre est une abomination. Ils étaient trop peu nombreux, et Tannhauser découvrit que son affection pour cet homme n’avait pas diminué avec les années.
Tannhauser le remercia pour lui avoir une nouvelle fois sauvé la vie et Abbas remercia Allah de lui avoir donné cette chance, car la
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