La Religion
qu’il mit dans ses fontes. Sa protection allait lui manquer, mais une tête nue attirerait moins de coups, du moins l’espérait-il. Il déroula le surcot rouge et le passa par-dessus son caftan. D’un seul coup, il sentit que la croix était aussi protectrice qu’un pouce d’épaisseur d’acier. Il murmura pour lui-même, comme une répétition : « Pour le Christ et le Baptiste », puis il retourna dans la purge sanglante qui lacérait présentement le visage de la plaine tordue de chaleur.
Immense est le labeur auquel font face deux cents hommes qui ont décidé d’en massacrer des milliers à l’arme blanche, même si ces derniers sont sans défense, mais le bataillon de Lugny s’y employait comme des loups dans une volée de poulets. Leurs montures s’avéraient d’enthousiastes collègues, leurs sabots protégés par des lames de fer acérées transformant malades et gisants en amas d’abats pulvérisés, tordus et sans vie. Les blessés se relevaient du sol comme des spectres ressuscités, juste pour se faire empaler d’une lance ou trancher, et renvoyer dans la souillure dont ils s’étaient relevés. Certains chevaliers descendirent de leur monture pour marcher au travers de cet océan d’infortunés, leur ouvrant le crâne à coups de masse ou de hache, et rivalisant avec leurs chevaux pour marteler les prostrés, tout en criant des prières en latin comme pour sanctifier leur folle ardeur sanglante.
Les chevaliers moissonnèrent ensuite les timides bandes de Thraces qui s’éparpillaient dans la plaine. Un coup dans la poitrine, reçu du poitrail d’un cheval de guerre furieux, suffisait à enfoncer côtes et sternum. Les vicieux sabots postérieurs ruaient et frappaient, produisant un bruit semblable à de la poterie brisée. Les chevaliers se penchaient sur leurs selles et massacraient les fantassins qui couraient en groupes miaulants. Les boulangers, maréchaux-ferrants et conducteurs, les esclaves noirs, les bouchers, les cuisiniers fuyaient comme des daims affolés et hurlaient dans leurs différentes langues à travers le vacarme des cavaliers qui fonçaient sur eux. Ils furent rassemblés comme du bétail en groupes chevrotants et passés par l’épée, ils se souillèrent quand les lances percèrent leurs entrailles, et ils s’agenouillèrent pour demander quartier pendant qu’ils étaient décapités, éventrés, démembrés et abandonnés à la mort.
Des explosions éclatèrent, jaune et orange, et des piliers de fumée noire grimpèrent vers le ciel quand les magasins de provisions, les tentes, les chariots et les réserves de grain furent saccagés et qu’on y bouta le feu. Des hordes de chevaux et de mules beuglaient, tournaient sur place et dérapaient, roulant leurs yeux blancs et protubérants de peur, tandis que les créatures cliquetantes tranchaient leurs jarrets ou les éventraient, et avançaient dans ce déversoir bouillonnant comme des enfants cherchant des coques sur un rivage écumant de sang. L’avant-garde chrétienne atteignit finalement le bazar et Tannhauser entendit les braillements des cupides et des mal avisés, puis trop de meurtres suivirent, et des tourbillons de flammes souillèrent bien vite le ciel de midi.
En traversant la plaine livrée à ce fléau, comme un Argonaute à qui l’on aurait accordé le passage à travers l’empire de Dis, Tannhauser gardait un œil attentif sur les fous furieux et le jeune fat sans surcot. Mais personne ne questionna la croix sur sa poitrine et une fois encore il sortit du périmètre sans problème. La route de Mdina s’ouvrait devant lui et la jument sembla le comprendre, car elle s’empressa de la prendre alors qu’elle était morte de fatigue et de peur. Tannhauser la calma avant de se lancer dans le voyage et jeta un dernier regard sur l’holocauste derrière eux. S’il avait jamais existé un moment pour douter d’un Dieu bienveillant, c’était bien celui-ci. Pourtant, avec cette propension au paradoxe qui habite le cœur humain, Tannhauser espérait sincèrement qu’il existait.
Des nuées mordantes couraient sur les basses terres, dans un gémissement de spoliation totale, issu des affres des hommes et bêtes ensemble. Estompés par la chaleur, les bras des chevaliers se levaient encore et retombaient comme des marionnettes animées par un dément. Des vapeurs mélangées s’avançaient, chargées de grain, de soie et de chair brûlés, d’excréments, de poudre et de
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