La Religion
pain cramé, comme si le désespoir avait distillé son propre parfum et l’avait répandu depuis les hauteurs. Sur les collines, il apercevait les petits nuages des mousquets turcs, qui, avec le peu d’effet qu’ils avaient, auraient aussi bien pu être tirés pour saluer ce massacre accompli d’une manière si incomparable. Venus de la cité au-delà des collines, où se célébrait une autre fête vouée au carnage, il entendit les rappels frénétiques des trompettes turques qui ordonnaient une retraite urgente.
La ruse de Lugny avait fonctionné. Saint-Michel tiendrait un jour de plus.
La cavalerie entendit également les cuivres. Les chevaliers se regroupèrent et commencèrent à se retirer en retraversant la terre brûlée, éteignant les rares poches de vie qu’ils trouvaient sur leur passage. La destruction de tout le bétail turc avait dû leur paraître au-delà de leurs possibilités, parce qu’ils menaient devant eux une multitude de mules et de chevaux tremblants de peur. Et comme à la pointe aux Potences, Lugny n’avait pas perdu un seul homme ni une seule monture.
Tannhauser frotta ses yeux irrités par les miasmes. Son dos lui faisait mal et il était affamé. Il fit jouer ses épaules. Même si midi était à peine passé, son énergie était en pleine banqueroute et il avait encore beaucoup à faire avant que le soleil ne se lève sur une nouvelle aube. Il malmena sa jument pour prendre la piste semée de cailloux menant à Mdina.
La nourriture que Tannhauser mangea quand il y fut arrivé était abondante mais pauvre ; ou peut-être avait-il perdu l’appétit. Le capitaine Copier l’interrogea sur les pertes turques et leur moral. On lui fournit un éclaireur maltais pour regagner le Borgo. Ou, plus exactement, il fut invité à accompagner l’éclaireur qui avait déjà sa mission : il lui fallait répercuter le dernier message du vice-roi Garcia de Toledo qui était à Messine. Ils allaient partir après la tombée du jour, à pied. Tannhauser se débarrassa de ses vêtements, car ils puaient si fort la fumée qu’ils l’auraient trahi face à une sentinelle dans la nuit. Puis il s’allongea sur une paillasse pour dormir et il rêva des horreurs dans lesquelles il avait joué son rôle.
Cette sieste s’avéra trop brève pour qu’il puisse récupérer vraiment. Quand son guide et lui-même eurent couvert une fraction de la distance les séparant du Borgo, Tannhauser chancelait et se sentait proche de l’ignominie absolue d’un évanouissement.
LE GUIDE MALTAIS était connu sous le nom de Gullu Cakie. Il avait bien trente ans de plus que Tannhauser et paraissait taillé dans le rocher sur lequel ils avançaient, avec l’agilité d’une chèvre en ce qui le concernait. Gullu observait le visage blême de son compagnon en sueur et sa démarche incertaine avec un mélange de dégoût et d’effroi respectueux. Comme Gullu ne parlait que le maltais, et que l’effort requis aurait été considérable, Tannhauser ne lui avait pas expliqué qu’il avait survécu à une fièvre presque fatale, ainsi qu’à une écœurante journée de massacre, et il endurait en silence. Les fréquentes goulées qu’il prenait de l’outre d’eau de Gullu provoquaient davantage de grognements de mépris. Ses bottes de cheval turques jaunes – qui ne faisaient pas le poids face à sa brigantine et aux pantalons du Maltais, mais dont il n’avait pas pu trouver le moindre substitut à sa taille – attiraient les soupçons de Gullu. Suspicion qui diminua quand Tannhauser lui demanda par signes de porter son fusil, qui devenait plus lourd à chaque pas, et qui lors du dernier mille lui avait paru peser autant qu’une couleuvrine. Gullu le lui ôta et le passa sur son épaule droite. Sur la gauche, il prit les sacoches contenant le café et trois livres et quart d’opium – choses que Tannhauser pensait encore plus propices au pillage. Ainsi chargé, Gullu Cakie reprit ses bonds de chèvre et, après quelques pas à sa poursuite, Tannhauser se sentit à peine soulagé.
Gullu transportait les messages dans un cylindre de cuivre, et à sa ceinture était accroché un pot d’argile contenant un charbon ardent. Le cylindre contenait également une charge de poudre à canon : en cas de capture imminente, Gullu enfoncerait le charbon dedans et se résignerait à la torture. Le Maltais noueux avait entamé un long cercle vers le sud et l’ouest du Marsa, descendant des
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