La Religion
jument au galop. Comme il approchait des sentinelles, il se pencha sur le cou de la jument et leva le bras en un geste de désespoir. Quand il les atteignit, feindre d’être blessé était devenu très facile, car il se sentait plus que prêt à dégringoler de sa selle devant eux. Un des lanciers prit son cheval par la bride.
« Les chiens de l’enfer sont là, dit Tannhauser. Les chiens chrétiens venus de Sicile. Des milliers… »
Il agita vaguement son bras derrière lui et vit l’expression des sentinelles quand elles se tournèrent pour regarder. Il perçut un grondement dans le sol et la jument frémit nerveusement sous lui. Puis il entendit le tonnerre des sabots ferrés en pleine charge. Toujours penché en avant, il se tourna pour regarder aussi et sentit une terreur animale serrer ses entrailles.
Il n’avait jamais assisté à une charge de cavalerie lourde du point de vue des victimes. C’était comme cela que se sentait un cerf quand il apercevait la meute des chasseurs. Les cavaliers de Lugny devançaient un nuage ocre grandissant, et ils s’étendirent en une vaste ligne rouge qui s’allongea de plus en plus jusqu’à ce qu’il semble que si on la regardait assez longtemps, elle allait barrer tout l’horizon. Ils prenaient de la vitesse et ne montraient aucune intention de faire demi-tour. Tannhauser regarda les deux lanciers. Ils étaient bouche bée de terreur. Il s’adressa au plus paniqué des deux.
« Cavale jusqu’au front et avertis notre pacha, dit Tannhauser, sinon l’armée sera perdue. File comme le vent… »
Reconnaissant de ce sursis inattendu, l’homme fit pivoter son cheval et le lança au galop. Sa joie allait être de courte durée, car quand la tromperie serait découverte, Mustapha le ferait flageller à mort, mais son histoire ne serait qu’une des très nombreuses tristes histoires de cette journée.
À l’autre homme, pour se débarrasser de lui, il cria : « Rejoins les fantassins pour protéger les magasins. »
Pendant que le second lancier filait vers sa futile mission, Tannhauser se rendit compte qu’il lui fallait encore accomplir le plus important des ordres de Lugny : se mettre en dehors de leur chemin. Il regarda en arrière et vit qu’il n’avait aucune chance de déborder la ligne avant d’être englouti par elle. La jument ne se fit pas prier pour démarrer et filer grand train. Elle l’emporta dans le campement avec cinquante pieds d’avance à peine sur les Béhémoths cliquetants sur ses talons.
L’approche de la cavalerie répandait une vague de peur qui voyageait plus vite encore que la jument. Tannhauser jeta un coup d’œil vers le champ de blessés sur sa gauche, et vit les silhouettes des aides-soignants qui fuyaient, abandonnant leur charge d’âmes. Les boulangers fuyaient leurs fours, les cuisiniers leurs feux, les blanchisseurs leurs chaudrons et leurs baquets, courant vers les rives du Grand Port et les bateaux, tout en sachant, au fond de leurs tripes, que peu d’entre eux y parviendraient. Les troupiers de corvée de latrines, stupéfaits et sans chefs, luttaient pour résoudre une énigme qui n’avait qu’une seule solution, celle de mourir pour rien. Certains serraient leurs pelles comme des talismans dénués de pouvoir et se regroupèrent pour opposer une vaine résistance au flot de métal. Certains s’enfuirent avec les cuisiniers. D’autres plongèrent la tête la première dans les tranchées pleines d’excréments, où ils se vautrèrent dans l’espoir de demeurer cachés.
Tannhauser regarda en arrière et vit les lanciers faire une vaillante tentative face aux démons de Lugny. Ils s’évanouirent comme des graines de chardons par grand vent. Alors que les tueurs rugissaient dans les tentes en loques de l’hôpital, le tonnerre de leurs sabots et le vacarme distant du siège furent tous deux noyés dans un immense gémissement d’angoisse amorphe lancé vers le paradis. La charge ralentit, le massacre commença, et Tannhauser vira vers l’est, vers le bazar.
Il n’était pas certain de ce qui le poussait à le faire. Peut-être n’était-ce que de la camaraderie ; peut-être de la panique. Il arrêta la jument au beau milieu du chaos qui régnait déjà dans le bazar. Il repéra quelques visages avec qui il avait fait commerce et les pressa d’abandonner leurs biens et de filer vers les hauteurs. Ce petit devoir accompli, il sortit du bazar et ôta son turban
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