La Religion
qui appellerait les coupables au Dernier Jour des temps. Les restes hagards de la garnison tombèrent à genoux dans l’épaisseur du sang. Des filets de fumée âcre, issus des flaques de feu grégeois, dérivaient autour d’eux. Ils enlevèrent leurs heaumes, les posèrent à terre pour faire le signe de la croix. Dans cette pénombre chuchotante et hantée, proche de l’éternité, leurs voix enrouées reprirent les couplets et le refrain.
« Angelus Domini, nuntiavit Mariae.
Et concepit de Spiritu Sancto.
Je te salue, Marie, pleine de grâce, que le Seigneur soit avec toi.
Sois bénie entre toutes les femmes, et que soit béni Jésus, fruit de tes entrailles.
Sainte Marie, Mère de Dieu, prie pour nous pauvres pécheurs,
Maintenant et à l’heure de notre mort.
Ave Maria, gratia plena, Dominus tecum.
Benedicta tu in mulieribus… »
Pour soulager son genou droit, Tannhauser s’appuya sur son épée et s’agenouilla près de Bors, plus par épuisement que piété, même s’il devinait qu’il n’était pas tout à fait seul dans ce cas-là. Bors priait les yeux clos, et Tannhauser retrouva peu à peu sa paix intérieure pendant le déroulement de l’Angélus.
« Et le verbe se fit chair.
Et descendit en nous. »
Tannhauser murmura avec les autres : « Ave Maria, gratia plena, Dominus tecum. Benedicta tu in mulieribus, et benedictus fructus ventris tui, Jesus. Sancta Maria, Mater Dei, ora pro nobis peccatoribus, nunc, et in hora mortis nostrae.
Priez pour nous, ô Sainte Mère de Dieu.
Que nous puissions être dignes des promesses du Christ. »
La prière lui apporta du réconfort, et pendant un moment il fut heureux d’appartenir à quelque chose de plus vaste que lui-même. Puis il se remémora qu’il n’y avait aucun mérite à appartenir à une rangée de cadavres ; ni à une communauté de déments. Son séjour avec la Religion était terminé. Cette nuit, les Turcs allaient rester assis devant leurs feux de camp, réfléchissant à l’impénétrabilité de la volonté d’Allah. Ils allaient veiller du mieux qu’ils pouvaient sur leurs compatriotes souffrants. Ils allaient manger et fuir l’obscurité, comme y sont enclins tous les hommes plongés dans un désarroi douloureux. Et dans cette obscurité, Tannhauser allait s’échapper. Cette pensée ramena quelque vigueur dans ses membres douloureux. L’Angélus s’achevait.
« … que votre grâce soit en nos cœurs, nous à qui l’incarnation du Christ votre fils a été annoncée par le message d’un ange, que par sa Passion sur la Croix nous soit annoncée la gloire de sa Résurrection, celle du Christ Notre-Seigneur.
Amen. »
Bors ouvrit les yeux et le regarda avec une stupéfaction vitreuse, comme si les règles de l’Univers avaient changé pour lui permettre de poursuivre son existence. On aurait dit qu’il s’était baigné dans l’arrière-cour d’un équarrisseur, mais il n’arborait aucune blessure mortelle. Tannhauser hocha la tête.
Bors s’appuya d’une main sur l’épaule de Tannhauser pour relever son énorme carcasse en armure. Puis, prenant la main de Tannhauser, il le releva à son tour. Il balaya du regard l’étendue affreuse et fumante du champ de bataille. En se relevant, tous les survivants affichaient un air abasourdi, comme si, n’ayant plus à tuer, ils étaient désormais dénués de but. Certains cherchaient des officiers, en quête d’instructions. D’autres, muets, fixaient la terre dévastée comme s’ils attendaient que la nuit leur dérobe ce qu’ils pouvaient voir. D’autres encore restaient à genoux et sanglotaient, mais Tannhauser n’aurait su dire si c’était de honte ou de soulagement.
« Par Dieu, dit Bors. Par Dieu. S’il reste plus de quatre cents hommes debout, je me convertis à l’islam, avec circoncision et tout. Que les cieux nous viennent en aide s’ils recommencent demain. »
Tannhauser se tourna vers les collines du sud, où la bannière du Prophète flottait toujours sur ses légions brisées. Dans le ciel pourpre brillait un croissant de lune, comme si le cosmos cherchait à se moquer du symbole d’Osman. Il se détourna en secouant la tête.
« Je ne pense pas qu’ils reviennent, dit-il. Tôt ou tard, oui, mais pas demain.
– Pourquoi pas ? Regarde-moi ça… Ils prendront la ville au petit déjeuner.
– Ils interprètent les coups du sort comme celui-ci d’une manière singulière.
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