La Religion
retenir.
« Amparo, dit-elle, Mattias a pour plan de quitter l’île, ce soir. » Il ne lui semblait pas qu’il y aurait un ce soir, mais l’heure était venue d’aborder la question de leur fuite.
Amparo la regarda. « Comment ?
– Il a un bateau caché quelque part sur la côte et il nous guidera jusque-là, à travers les lignes turques. Es-tu heureuse de venir avec nous, en Italie, puis chez nous ?
– Avec Tannhauser ? Et avec toi ? Mais bien sûr. » Elle commença à sourire, puis s’arrêta, fronçant les sourcils. « Qu’adviendra-t-il de Buraq ?
– Tu devras demander à Mattias.
– Buraq ne peut pas venir avec nous ? »
Carla n’eut pas le cœur de secouer négativement la tête. « Tu devras demander à Mattias. »
Amparo se retourna et partit en courant vers les écuries. Carla faillit la rappeler, puis se dit qu’il était plus sûr de la laisser dans les écuries que de la traîner jusqu’au champ de bataille. Au moins saurait-elle où elle était. Carla regagna l’infirmerie pour préparer la nouvelle brigade de La Valette, faite de l’infirme et de l’estropié.
Malgré leur bonne volonté, la plupart des blessés ne pourraient jamais atteindre le front, sauf si on les portait sur des brancards et qu’on les laissait allongés sur le dos, non loin de la brèche. Plusieurs étaient déjà morts de l’effort qu’ils avaient fait pour se relever. D’autres avaient été vaincus par leurs poumons si ravagés par la fumée qu’ils ne pouvaient plus se tenir debout. Les grands brûlés, et ils étaient nombreux, ne pouvaient pas bouger du tout. Néanmoins, trois cents volontaires ou à peu près furent jugés assez en forme pour rendre leur marche plausible. Ils s’entraidèrent alors pour passer les surcots et s’échangèrent les casques pour trouver la bonne taille. Ils serrèrent des ficelles et des ceintures autour de leurs blessures récemment suturées. Ils improvisèrent des béquilles avec des hampes de lances, des manches de pelles et des morceaux de chevrons arrachés aux maisons démolies. Ils s’accrochèrent les uns aux autres, et aux moines et chirurgiens qui les accompagnaient. Ils firent ces choses sans cérémonie, avec l’impassibilité pratique de paysans et de soldats du commun. Avec leurs casques tachés de sang et leurs robes cramoisies où éclatait la croix latine blanche, ils ressemblaient à une armée délabrée de croisés perdus, ressuscités des tombes d’outremer. À cela, ou à une cruelle allégorie de la folie sans limites. Un jeune Maltais rendu aveugle par des brûlures s’accrocha au bras de Carla. Il se confondit en excuses et implora son pardon quand il se rendit compte qu’elle était une femme. Cela lui rappela le premier qu’elle avait eu en charge à l’hôpital, Angelu, le soldat sans visage et sans mains. Elle serra le bras du jeune homme contre le sien.
Le bataillon des mutilés quitta la piazza, et Lazaro les menait vers le rugissement des canons. Il commença à chanter un psaume de David en plain-chant, d’une voix haute, claire et ondulante qui perça le cœur de Carla. Un autre moine se mit à accompagner son cantique une octave en dessous, puis d’autres les rejoignirent en contrepoint de quarte et de cinquième, et un son comme issu des chérubins transcenda leur moral et les porta en avant vers l’ultime rencontre.
Tandis qu’ils marchaient, leur cité s’écroulait autour d’eux. Ici ou là, un mur s’effondrait quand un boulet jailli d’une couleuvrine turque frappait juste. Les débris ensevelirent une poignée des hommes qui avançaient en titubant, mais personne ne paniqua. À leur passage, Carla voyait des groupes de vieilles femmes tomber à genoux, pleurer, se lamenter, et serrer des croix, des chapelets et des icônes de saints contre leurs lèvres craquelées et ridées. Occasionnellement, l’un des vaillants trébuchait et tombait quand ses blessures exigeaient leur tribut, et parfois il se redressait, et parfois non. Mais les moines de l’hôpital, maintenant moines guerriers comme leurs frères, n’arrêtaient ni leur marche ni leur chant, et leur légion ne s’arrêtait pas non plus, car ils marchaient et chantaient pour sauver la Sainte Religion.
Ils atteignirent une bande de terrain dévasté à la limite de ce qui passait encore pour une ville, et un pandémonium hurlant se déroula alors sous leurs yeux.
Des nuées turbides de fumée
Weitere Kostenlose Bücher