La Religion
Kalkara – La Gouve
LA SECTION ORIENTALE du rempart surplombant la baie de Kalkara était la moins vulnérable de toute l’enceinte, et la garnison avait été si décimée par cette journée que leur chemin vers la liberté n’était pas gardé. La casemate était vide et laissée sans sentinelle. À force d’avoir accepté de monter la garde sur le bastion d’Angleterre au-dessus, puis l’ayant abandonnée ensuite, ils s’étaient assuré un passage libre vers les collines. Minuit venait de passer – juste un peu plus tard que dans le plan de Tannhauser – et deux heures de sommeil avaient rendu leurs forces aux deux femmes, et lui avaient donné une chance de conseiller La Valette sur les intentions probables de l’ennemi, diminuant ainsi le risque d’être à nouveau convoqué avant le matin. Bors se glissa dans la chambre contenant le treuil pour remonter la herse de fer.
Le plus ardu de tous leurs préparatifs avait été de persuader Amparo d’abandonner Buraq. Tannhauser lui avait assuré qu’aucune bête au monde ne serait plus en sécurité. Sa splendeur manifeste et son sang mongol garantissaient que personne ne lui ferait de mal, et surtout pas les Turcs, qui lui trouveraient bien plus de valeur qu’à un quelconque être humain, chrétien ou musulman. Avec quelques dernières larmes hystériques, il avait réussi à arracher Amparo aux écuries et l’avait quasiment portée jusqu’à l’auberge. Elle ne manifestait que peu d’intérêt pour ses douleurs à lui, mais il avait appris depuis longtemps que la tendresse des femmes était un phénomène inégal, sinon complètement hasardeux.
Ils passaient maintenant sous la herse et Bors la fit redescendre derrière eux, Tannhauser la maintenant bloquée avec son mousquet le temps que Bors se faufile dessous. Quand Mattias enleva son arme, il y eut un grondement d’engrenages et de contrepoids, et le bas de la grille muni de pointes s’écrasa sur les pierres. Cela leur parut très bruyant, mais le son ne portait pas loin. Refermer la grille ne les obligeait pas à verrouiller le portillon une fois dehors. Ils se regardèrent : il n’y avait plus de retour possible.
« Alea jacta est » , chuchota Bors.
Cette inhabituelle floraison de connaissances classiques suscita un regard anxieux chez Carla. À la lueur de la torche, elle arborait un air lugubre, mais faisait tout son possible pour contrôler sa peur. Tannhauser lui lança un regard d’encouragement. Amparo, rassurée sur le destin de Buraq, avait l’air de faire une promenade du dimanche. Il leva la torche dont ils avaient besoin pour résoudre le mécanisme complexe du portillon de métal, et des particules étincelantes de naphte et de poix dégringolèrent sur les dalles. Le large passage luisait faiblement vers l’angle maudit, où l’on pouvait clouer tout intrus au sol grâce la meurtrière percée dans le plafond. Passant devant, Tannhauser leur fit signe d’avancer.
Malgré toutes les mésaventures et les massacres qui avaient marqué sa carrière, et entre autres les plaisanteries sanglantes du trop long jour précédent, Tannhauser n’arrivait pas à se remémorer un moment où son cœur avait ainsi battu comme un tambour. Il était même surpris que les autres ne l’entendent pas. Il ne trouvait pas de raison valable à ce présage, et cela l’ennuyait d’autant plus. Il regarda Bors pour voir si son sixième sens était titillé aussi, mais il avait un air imperturbable. Quand ils passèrent sous la meurtrière, il ne put s’empêcher de renifler, cherchant une odeur de feu ou d’huile, d’amorces ou d’hommes, mais le passage au-dessus semblait désert et les battements de son cœur se calmèrent. En dehors de deux outres d’eau et des sacoches sur le dos de Bors, qui débordaient d’opium et de suffisamment de pierres précieuses pour la rançon d’un fils d’empereur, ils voyageaient léger. Carla, comme pour faire une concession à sa requête, portait sa robe rouge dans son sac, du moins l’en avait-elle assuré. Tannhauser, plus que tout autre, avait envisagé d’emporter la viole de gambe, mais avait finalement abandonné, avec réticence. Ils atteignirent la sortie. La porte de Kalkara leur faisait face.
Tenant la torche, Tannhauser se mit à aider Bors à défaire la profusion de verrous et de barres qui sécurisaient le portillon. Ils en étaient à la moitié quand Tannhauser saisit soudain le bras de Bors
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