La Religion

péril. Il serait lui-même en danger. Sa réputation, son autorité aussi, et avec elles les ambitions de ses protecteurs à Rome. Qui pouvait savoir ce que voulait cette femme ? Qui savait quelles difformités le temps avait apportées à son esprit ? Et si le passé pouvait le capturer à nouveau avec une telle énergie sauvage, il pouvait tout aussi bien s’emparer de Carla – avec des passions rétives, qu’elles soient amour ou haine, que personne ne pouvait prédire ni contrôler. Son propre destin était immatériel. Mais il était l’instrument de l’Église. Il ne pouvait pas lui permettre d’émousser son tranchant.
    Il rinça la toile rêche, ses ablutions presque achevées, et frotta ses aisselles et ses fesses. Une période de retraite en compagnie des saintes sœurs ne lui ferait pas trop de mal. Si Carla était mise au secret chez les minimes, était-il encore besoin de disposer également de Tannhauser ? Ludovico avait ignoré l’existence même de cet homme – et la présence de Carla à Malte – jusqu’au voyage depuis le Grand Port sur la Couronne , quand Starkey avait mis Ludovico dans la confidence. Starkey était convaincu que Tannhauser ne pouvait pas être gagné à la cause de la Religion. La Valette, pourtant, avait suggéré un stratagème selon lequel Carla recruterait l’Allemand pour eux.
    Ludovico n’avait pas découragé le plan de Starkey. Quand le stratagème échouerait, il ne voulait pas que Starkey puisse soupçonner qu’il en était la cause. « Vous ne devez pas avoir l’air de supplier l’aide de madame la comtesse, avait conseillé Ludovico, au contraire, laissez-la penser qu’elle est la bénéficiaire de votre gentillesse. Exagérez le peu de chances de succès. Peignez Tannhauser de sombres couleurs, pour que le rayon de son espoir soit faible.
    – Pourquoi ? » Le ton de Starkey avait révélé qu’il avait décidé de faire exactement l’inverse.
    « Parce que cela excitera au plus haut point son ingéniosité. Dans la manipulation du cœur des hommes, les femmes aiment tenter l’impossible. Cela flatte le seul pouvoir qu’il leur a été donné d’exercer, qui est le pouvoir du désir. Pour ce qui est de Tannhauser, utilisez la technique inverse. Épuisez tous les arguments. Pressez-le sans ménagement. Sommez-le au point de l’insulter, pour que sa dignité le pousse à refuser. Ainsi, quand dame Carla jouera sa scène, la vanité de Tannhauser sera flattée de ce que la décision de se rendre à Malte n’appartienne qu’à lui seul. »
    Même si Ludovico avait soutenu et raffiné le plan de Starkey, il avait résolu de le détruire, car il menaçait le succès de ses propres projets. Des projets d’une complexité si fantastique que la ruse du pauvre Starkey ressemblait à une farce. Le but de Ludovico était d’amener les chevaliers de Saint-Jean sous contrôle papal. Beaucoup avaient essayé et échoué. Deux siècles auparavant, la papauté avait conspiré pour l’élimination brutale des templiers, mais les hospitaliers étaient trop forts, trop à l’écart et bien trop aimés pour qu’une solution aussi crue puisse fonctionner. L’invasion turque créait une possibilité unique, dont l’étude avait occupé Ludovico à Malte. Si la forteresse de la Religion était détruite, leurs vastes propriétés foncières de toute l’Europe seraient mises sous séquestre par les princes et monarques locaux, plus particulièrement en France. Si les chevaliers survivaient, leur nouvelle gloire les rendrait encore moins vulnérables face au Vatican. À moins que le trône du grand maître ne soit occupé par un homme dont l’allégeance n’allait strictement qu’au Saint-Père. Ludovico avait un tel homme à l’esprit. Sa présente mission à Rome était d’acquérir les moyens d’installer cet homme au pouvoir. Rien ne devait exister susceptible de compromettre la dignité de Ludovico, ni son œuvre par contrecoup.
    Il ne laisserait jamais Carla mettre un pied sur l’île de Malte.
     
    LUDOVICO QUITTA le lavatorium et passa un habit propre.
    Cet Allemand, Tannhauser, était redoutable et pourtant l’homme était prêt à se laisser aller à des passions dangereuses. Un homme vain. Un idiot. Son insolence sur les quais l’avait confirmé. Il pouvait très bien prendre Carla en pitié. Il pouvait fort bien être flatté d’accepter le rôle du champion, un honneur peu commun pour une racaille comme lui. Et