La Religion
allaient sacrifier leurs vies, et seuls les battements mêlés de leurs cœurs ridaient la surface de ce calme, de ce silence. Une bande de terre poussiéreuse et un amoncellement de pierres les séparaient. Ils allaient se disputer ces pierres et cette poussière comme un mandat pour l’éternité.
C’était un moment où Tannhauser comprit, et il n’était pas le seul, que, malgré tout ce qu’un homme quelconque pourrait accomplir sur ce terrain, cette bataille n’était qu’une marque de plus sur une route pavée de tombes. Une route qui datait de sept siècles avant la naissance de tous ceux qui étaient rassemblés ici et qui allait tracer son sillon sanglant pendant d’innombrables siècles encore.
Tannhauser aurait pu souhaiter être ailleurs, mais il était ici, et ne pouvait aucunement être ailleurs, car telle était sa destinée. La route droite et le chemin sinueux ne faisaient plus qu’un, enfin. Et il comprit, pour la première fois depuis un matin de printemps glacial dans les lueurs d’une forge de montagne, que les musulmans étaient les ennemis de son sang. Il était un Saxon. Un homme du Nord. Maintenant, confronté aux implacables hommes de l’Est, il sentait le flot de ses origines au plus profond de sa moelle.
Bors, à qui l’on avait également accordé d’être présent au poste d’honneur, se détourna du déploiement du Grand Turc et inspira profondément, comme pour humer un parfum capiteux, avant de regarder Tannhauser.
« Tu la sens ? » chuchota Bors.
Tannhauser fixa ses yeux gris anglais qui se plissaient d’un sourire.
« La gloire », dit Bors.
Tannhauser ne répliqua pas. La gloire était plus puissante que l’opium. Il craignait son emprise.
Bors regarda le long des murs de la forteresse, puis vers la vaste multitude étincelante sur les hauteurs. « Est-il vraiment possible, dit-il avec un effroi mêlé de respect, que la plupart de ces hommes soient voués à mourir ? »
Tannhauser les regarda aussi. Une fois de plus il ne livra aucune réponse, car il n’y en avait nul besoin.
Avec son étalage de joyaux, le Grand Turc avait porté le premier coup au moral des défenseurs. La Religion allait maintenant répliquer. La Valette fit un signe à Andréas et le page s’inclina, avant de se diriger vers les créneaux, où il fit passer l’ordre du grand maître à un frère chevalier. Le chevalier leva, puis abaissa une épée qui étincela au soleil.
Tannhauser se tourna.
Sous la potence dressée au-dessus de la porte Provençale se tenait la figure nue et tremblante du vieux marionnettiste, que Tannhauser avait involontairement suivi, pas à pas, depuis la rue Majistral. Un sergent d’armes s’avança et, de la hampe de sa lance, frappa le marionnettiste entre les épaules. Toute la dignité que le vieillard avait tenté de garder lui fut arrachée et ses jambes se mirent à trembler sous lui comme des roseaux tordus, il se souilla et son cri d’agonie fut étouffé par le nœud enfoncé entre ses gencives. Il bascula dans l’espace. La chute parut longue. Puis la corde claqua comme un coup de feu dans la plaine et les deux armées virent le karagozi sauter et danser comme une des poupées de son propre théâtre, soixante pieds au-dessus du fond des douves.
La Valette avait décrété qu’un musulman serait pendu chaque jour que durerait le siège. Tannhauser trouvait le stratagème brillant, pas seulement parce que son horreur était une parfaite réplique à la splendeur du Turc, mais aussi parce qu’il affirmait aux deux armées que ce conflit n’aurait d’autre issue que l’extinction complète de l’une ou de l’autre. Eu égard aux défenseurs, le choix du vieux karagozi était très inspiré aussi. Le vieux marionnettiste était connu de tous les habitants de l’île, et, à la vérité, jouissait d’une certaine affection générale. Pour la majorité, il était le seul visage humain de l’islam. Et maintenant, il pendait sous le bras du gibet, le contenu de ses entrailles et de sa vessie dégoulinant sur ses pieds tordus. De ce simple coup, La Valette avait rendu toute la population complice d’un meurtre cruel et inique. Il avait changé chaque cœur en pierre. Il les avait liés ensemble comme des monstres aux yeux de leurs ennemis. Et si ce combat devait être livré avec une extrême sauvagerie et amoralité, chacun des hommes sur le rempart chrétien le savait désormais.
Au bout de la
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