La Religion
tonneau d’eau à l’arrière de ces lignes, et, de ce point élevé, il avait une vue avantageuse sur le déploiement ennemi. Le contraste d’éclat entre les deux armées stupéfiait ses sens.
Le Grand Terre-Plein était une étendue de terre plate, d’un millier de pas de large, qui se déroulait depuis le fossé au pied des remparts de la ville jusqu’aux hauteurs de Santa Margharita. Sur ces coteaux, la horde était maintenant rassemblée. Les Turcs étaient caparaçonnés de plus de splendeurs qu’Orlandu aurait pu imaginer qu’il en existait, un déploiement éclatant de verts et de bleus vifs, de jaunes irradiants et de rouges violents, de mousqueterie brillante, de forêts de lances et de lames damasquinées, de masses de turbans blancs et de hauts bonnets, de fanions virevoltants et de gigantesques étendards décorés de scorpions, d’éléphants, de hérons et de faucons, de croissants de lune et d’étoiles de David, d’épées à lame double, et d’indéchiffrables calligraphies exotiques. Même les montures de la cavalerie, rassemblée en deux énormes carrés sur chaque flanc du sommet, étaient recouvertes d’or et protégées de bronze poli. Et toute cette pompe était iridescente de soieries brillantes et étincelait comme la surface de la mer tandis que le soleil clignotait sur une fortune en bijoux et ornements dorés, comme si ces hôtes si puissants avaient fait tout ce voyage non pas pour livrer une bataille sur cette plaine lointaine, mais pour monter un festival de splendeur sauvage et extravagante.
Orlandu se demanda soudain pourquoi ils étaient tous là, ce qui les avait amenés aussi loin, pourquoi Dieu l’avait-il ainsi béni en le plaçant là pour voir tout cela, et sa poitrine s’emplit d’une excitation si intense qu’il pouvait à peine respirer. Si l’extravagante multitude du sultan semblait inexorable, les immenses remparts de la cité gardée par la Religion paraissaient imprenables, et cette contradiction était si absolue, pensa-t-il, que ces deux adversaires devaient arriver à une entente cordiale et aller chacun son chemin. Pendant un instant il eut cette peur : que tout ceci finisse par fondre, comme un rêve inoubliable qui s’achève sans arriver à sa fin. Il ne voulait pas que la horde reparte. D’une extrémité du temps à l’autre, il était donné à peu de témoigner d’un cataclysme tel que celui qui était suspendu maintenant en équilibre devant lui. Les visages des chevaliers le lui disaient. Les pierres sous ses pieds nus le lui disaient. Quelque chose le lui disait, qui prenait racine dans ses entrailles et ses os. Et parce que tous les êtres présents sous cet azur brûlant savaient qu’il en était ainsi, Orlandu comprit que le cataclysme était déjà là, et qu’il échappait à toute juridiction et tout contrôle, et que désormais rien dans les cieux ni sur terre ne pouvait plus l’arrêter.
Un tapage soudain le fit se retourner. Deux sergents d’armes traînaient une forme aux mains liées. Le prisonnier avait une démarche étrange et sautillante, et quand Orlandu parvint à mieux le distinguer entre les haies de lances, il vit que c’était Omar, le vieux karagozi . Sa bouche était bâillonnée d’un nœud de corde de bateau. Comme on l’emmenait vers le bastion d’Italie, Orlandu le perdit de vue. Puis il regarda plus loin et vit qu’on avait érigé un gibet, au-dessus du fossé, sur la première avancée du mur surplombant la porte de Provence. De la potence pendait un nœud coulant, qui se découpait, noir comme de l’encre, sur le ciel turquoise.
Quand Omar réapparut, c’était sous la potence. Ils lui arrachèrent ses haillons et ses os pointaient comme des difformités sous le manteau tavelé de sa peau. Orlandu les regarda pousser le karagozi sur le bord du créneau et lui passer le nœud autour du cou. Omar était trop vieux et trop fou pour être un espion. Et il ne s’éloignait jamais beaucoup de son tonneau. Orlandu regarda la multitude massée sur les collines. Tous les yeux semblaient fixés sur le vieillard tordu, qui gigotait et sautillait et bavait sous le bras du gibet. Et Orlandu comprit.
La Religion allait pendre Omar parce qu’il était musulman.
Et c’était vrai, songea Orlandu.
Le vieux karagozi était un musulman.
Et son monde de rêves était terminé.
Quelque part, Orlandu sut que le sien l’était également.
TANNHAUSER AVAIT EU droit à une place
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