La Revanche de Blanche
réveiller les instincts gaulois du public parisien. Armande incarne une Lucinde espiègle, mielleuse et vacharde, déterminée à épouser Léandre, interprété par La Grange. Du Croisy plante un Géronte bourru et entêté, Catherine, une épouse rusée, Blanche, une nourrice bien de chez nous. Le décor se limite à une clairière, deux maisons, celle de Sganarelle et celle de son voisin, et à quelques accessoires : une grande bouteille, deux battes, trois chaises, un morceau de fromage. Les costumes ont été dégotés au marché aux fripes.
Chacun s’habille, se farde. Affublée d’une superposition de fichus, de dix tabliers, Blanche découvre le patois de la nourrice qui se rit de Sganarelle et le pousse à tomber malade. La répétition commence. Molière et Catherine se querellent. En Sganarelle matois, cupide, ivrogne et paillard, Jean-Baptiste s’adonne à des cocasseries, des bouffonneries, des roueries qui font hurler de rire les comédiens. Blanche apparaît à l’acte II, dans une scène qu’elle partage avec Du Croisy, La Thorillière et Edme de Brie. Edme, en valet, annonce l’arrivée « du plus grand médecin du monde ». Quelques répliques plus loin, Blanche y va de son terroir, roule du popotin. Ça sent bon le crottin !
— Par ma fi ! Monsieur, ceti-ci fera justement ce qu’ant fait les autres. Je pense que ce sera queussi queumi ; et la meilleure médecaine que l’an pourrait bailler à votre fille, ce serait, selon moi, un biau et bon mari, pour qui elle eût de l’amiquié.
La Thorillière et la De Brie rabrouent la « ménagère Jacqueline ». L’ambiance est à la rigolade. Molière caquette, Armande hennit. Jeux de mains, jeux de vilains. Trois scènes plus tard, Jean-Baptiste accueille Blanche par un « nourrice de mon cœur. » Elle se lâche :
— Par ma figué ! Monsieur le Médecin, ça est trop bian dit pour moi, et je n’entends rien à tout votre latin.
Poquelin lui fait reprendre en accentuant le « bian dit ». Elle rit aux larmes, ânonne : et là où la chèvre est liée, il faut bian qu’elle y broute . Les bons mots de la Cour ne sont que pâles figures à côté de ces trouvailles. Molière ne lésine pas. La médecine et son jargon en prennent pour leur grade. Tous s’esclaffent aux « dites vapeurs qui ont certaine malignité », aux « humeurs peccantes ».
Après quinze jours de travail, les pieds dans ses deux sabots, Blanche se réjouit d’interpréter la vieille nounou bidonnante. Armande se veut plus amicale. Blanche se met à douter. Si elle n’est pas à l’origine de l’affaire du faux homme de loi, qui peut bien avoir manigancé un coup pareil ?
Le vendredi 6 août 1666, jour de la première du Médecin malgré lui, il y a foule au Palais-Royal. La pièce sera donnée jusqu’à la fin de l’année, accompagnant tantôt La Mère coquette, tantôt Le Favori , ou bien Les Fâcheux . Au parterre, des marchands vendent des livrets pour quelques sous, d’autres, des friandises, des boissons. Blanche salive à l’idée de divertir.
En pourpoint, haut-de-chausses, col, ceinture, fraise, bas de laine et escarcelle de serge jaune garnie de radon vert, Molière-Sganarelle fait son entrée. Coups de bâtons, chassés-croisés : le public s’encanaille, s’échauffe. À la fin de la représentation, c’est l’ovation. Dix rappels. En coulisses, on se tape sur l’épaule. Blanche fait claquer ses sabots : elle fait enfin partie de la grande famille des comédiens.
Tous les soirs, avant l’ouverture du rideau, elle tente d’apercevoir Charles au balcon. Que devient-il ce chenapan ? Le beau monde est là : la marquise de Sévigné, Mme de La Fayette, La Rochefoucauld, César d’Albret. Villarceaux, Boileau, La Fontaine… Pas lui. Tant pis ! Blanche jubile à l’idée que sa Jacqueline les déridera. Le rideau se lève : elle y va, s’impose, se gargarise de son patois, en fait beaucoup, parfois trop.
Le 20 août, elle se promène le long des berges de la Seine, traverse le Pont-Neuf, achète La Gazette . Le souffle coupé, elle tombe sur un papier qui la transporte :
Blanche de La Motte, la révélation du Médecin malgré lui.
Cette jeune bâtarde bretonne, reconnue par feu le magistrat Georges de La Motte, fille d’Émilie Le Guilvinec et de l’écrivain Ronan Le Guillou, n’a que quinze ans. Et pourtant, quel talent ! Elle éclipse les comédiennes les plus réputées de la
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