La Rose de Sang
Soldat ! Salaud ! Soupir ! croassa Gros
Léon, prenant fait et c ause pour l'animal.
Zéphyrine porta la
main à son cœur. Elle détestait ce spectacle cruel, mais fit signe au choucas
de se taire. Ce n'était pas le moment de mettre son
hôte de mauvaise humeur.
Elle devait
pourtant reconnaître l'habileté du toréador. Montant avec brio son petit cheval
blanc, spécialement dressé pour affronter le taureau, don Ramon revenait sous
le balcon. Il salua son invitée et virevolta en direction de la bête. Pour
l'exciter, il criait :
— Ara...
toro... toro!
Zéphyrine se
rendait compte que, pour réussir, le toréador devait frôler le taureau. Au
moment où celui-ci fonçait sur lui, cherchant à encorner le cheval, l'homme
esquivait le choc et il se penchait sur le côté pour porter le coup. Le « jeu »
exigeait à la fois une parfaite maîtrise de la monture et une adresse peu
commune.
La scène avait
quelque chose de fantasmagorique : le spectacle donné pour une seule
spectatrice paraissait irréel, sanglant et fou. Malgré elle, Zéphyrine
s'intéressait au duel homme et bête. Gros Léon se cachait les yeux dans ses
ailes. Zéphyrine songea qu'après tout, ce n'était guère plus cruel que
certaines joutes humaines où les chevaliers s'affrontaient avec vigueur. Devant
l'habileté du toréador, elle se prit même à applaudir à plusieurs reprises. Don
Ramon mit pied à terre. Bien Planté sur ses jambes, il fit jaillir son épée du
fourreau.
— Toro...
toro... ! appela-t-il.
Blanc d'écume, saignant des naseaux, le taureau titubant
revenait vers son tortionnaire. Sans bouger d'un pouce, don Ramon enfonça la
lame dans la nuque de l'animal qui s'effondra sous l'estocade, blessé à mort.
— Sot ! Sadique ! grogna le choucas.
Il avait mal au ventre.
Il n'avait pas
fallu le quart d'une heure à don Ramon pour abattre la bête. Eclaboussé de
sang, le visage en sueur, don
Ramon revint saluer
Zéphyrine. Comprenant ce qu'il attendait d'elle, comme pour une joute, elle lui
lança son mouchoir de dentelle parfumé.
Le gentilhomme le
saisit au vol pour le porter à ses lèvres
— Je
suis heureux que ce spectacle vous ait plu, Madame. Je peux abattre facilement
six taureaux à la file... Puis-je vous en offrir un autre ?
Epouvantée à l'idée
de devoir encore supporter cinq mises à mort, Zéphyrine déclina l'offre avec un sourire.
— C'était
merveilleux, Señor, mais n'est-il pas déjà tard?
— Vous
avez raison, Señora, je vous demande quelques instants...
Zéphyrine chercha
du regard Gros Léon. Il avait disparu, malade de la corrida, à moins que ce ne
fût du raisin trop vert !
Don Ramon alla se
changer. Il revint, vêtu de chausses, bas et pourpoint nets de toute tache
sanglante. Dans l'entrebâillement de son pourpoint, il portait, comme un
trophée, le mouchoir de Zéphyrine.
— Acceptez-vous
de souper maintenant ?
— Avec
plaisir.
Bizarrement,
Zéphyrine avait faim. Don Ramon l'entraîna vers une petite salle de l'étage. Un
repas était préparé sur une table ronde. Il n'y avait pas un seul domestique.
Don Ramon et
Zéphyrine n'avaient qu'à se servir. Le gentilhomme espagnol avait bien fait les
choses. Les mets, relevés au piment et au safran, étaient délicieux. Le vin de
Jerez [46] montait à la tête de Zéphyrine.
Dans la pièce à
côté, derrière une tapisserie, des joueurs de vihuela [47] interprétaient avec talent des œuvres pastorales.
Etait-ce la voix
mélancolique des chanteurs, mêlée aux cordes et aux archets ? Zéphyrine était
prise de langueur en face de ce rude hidalgo, fin, hautain et courtois, qui lui
faisait face. Elle devait s'avouer qu'il ne manquait pas d'un certain charme
d'homme mûr.
Pendant le repas,
don Ramon ne se permit aucun geste déplacé, se contentant de frôler les doigts
de Zéphyrine en lui offrant un plat, ou d'appuyer légèrement ses jambes contre
ses jupons.
Il allait peut-être
se contenter de ce souper tête à tête ?
Zéphyrine se détendait,
riait. Elle répondait aimablement, racontait la vie à la cour de François I er , amusait don Ramon par s a
vivacité et ses reparties.
Le souper touchait
à sa fin.
Zéphyrine pensa que
l'entreprise serait plus facile qu'elle ne l'avait redouté. Elle
leva son hanap.
— J e bois, Messire, à
notre nouvelle amitié en souhaitant qu'elle dure aussi longtemps que
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