La Sibylle De La Révolution
place qui lui était attribuée. Les colonnes d’hommes
s’étaient rangées du côté de la terrasse des Feuillants, les femmes et les
enfants du côté de la terrasse de la rivière tandis que les formations en carré
des adolescents armés de sabres prenaient place dans la grande allée du centre.
Pendant un instant, on sentit
un flottement dans cette foule ordonnée : les représentants du peuple
allaient venir. Les hommes qui veillaient à leur destin depuis que Louis Capet
avait fini place de Grève se présentaient devant eux.
Au début, on attendit. Des
gendarmes, des gardes nationaux couraient dans tous les sens. Les commissaires
de section faisaient régner l’ordre mais un murmure s’éleva : il faisait
chaud ce matin-là et, en plein soleil, on commençait à avoir soif. La présence
des forces armées évita tout d’abord un quelconque débordement mais on sentit
vite que, si l’on n’y prenait garde, ce peuple débonnaire et admiratif devant
le déploiement de ses institutions pourrait redevenir la populace incontrôlable
des jours sanglants.
On courut donc prévenir les
représentants. Soudain, une musique éclatante jaillit. Il y eut un
mouvement : tous voulaient voir ! Les portes du pavillon de l’Horloge
s’ouvrirent. Il en sortit d’abord tout un orchestre de musiciens aux uniformes
brillamment chamarrés. Ils jouaient les airs entraînants et proprement
révolutionnaires de MM. Méhul et Gossec. La foule frémit d’aise :
ah ! finalement, on allait bien s’amuser aujourd’hui ! Peut-être même
danserait-on à la fin. Et peut-être qu’on distribuerait à manger, comme le
faisaient les généraux triomphants lorsqu’ils défilaient dans la Rome antique.
César n’avait-il pas célébré son triple triomphe sur la Gaule, l’Afrique et
l’Orient en gavant la plèbe de mets succulents trois jours pleins ? Paris
valait bien la Ville éternelle et les victoires des soldats de l’an II celles
des légionnaires conscrits !
Enfin, venant du Palais des
Séances, arrivèrent les députés de la Convention. Tous portaient un bouquet de
fleurs, de fruits et d’épis de blé. Un sursaut d’orgueil agita les spectateurs.
Ils n’avaient plus de rois, plus de monarques, plus de tyrans, plus de prêtres
vendus au pape, mais de dignes, nobles et intègres représentants.
Ici, dans le creuset des
Tuileries, étaient en train de s’établir les règles, les théories, la politique
et les lois qui allaient influencer les siècles à venir. Bien sûr, c’étaient de
pauvres gens, des gens simples. Sans doute ne se rendaient-ils pas compte de la
portée de ce qui était en train de se passer là, à Paris. Mais on avait vaincu
les armées des rois de l’Europe, on avait maté ces paysans bornés et asservis
au clergé de l’Ouest, on avait chassé les nobles partis en Angleterre ou en
Allemagne, on avait aboli les privilèges, les vieux droits seigneuriaux,
l’absurdité de ces lois coutumières et cœrcitives qui changeaient parfois d’une
ville à l’autre. On pouvait être fier de ce qu’on avait fait depuis juillet
89 ! Qu’importe après tout s’il n’était pas facile de manger tous les
jours à sa faim. La Révolution faisait des jaloux et c’étaient ceux-là, cet
ennemi intérieur parasite et insidieux, qu’il fallait éliminer.
Alors une clameur s’éleva. Il
était là, lui. Celui qui par sa personne représentait la Révolution tout
entière. Son habit violet ressortait brillamment dans la foule des députés et
le panache sur son chapeau dominait tous les autres. Son écharpe de soie tricolore
resplendissait, de même que le bouquet qu’il tenait à la main. Mais plus que
tout autre chose, c’est la joie qu’on lisait sur son visage qui surprit le
peuple.
De Robespierre, on connaissait
les mauvais jours, les longs discours moralisateurs, les admonestations sèches,
les reproches cinglants dont il parsemait ses discours. Rien de tout cela en ce
jour. Robespierre était joyeux. Robespierre riait.
Les conventionnels s’étaient
disposés face au peuple, sur l’amphithéâtre adossé au pavillon. Robespierre les
y rejoignit tandis que la musique terminait une symphonie enjouée.
Un nouveau murmure se propagea.
Au pied de l’amphithéâtre, dans le grand bassin rond, avait été dressé un
monument étrange représentant tous les ennemis de la félicité publique :
l’athéisme dominait les autres, soutenu par l’ambition, l’égoïsme, la
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