La Sibylle De La Révolution
enfin parvenir au but de cette excursion. Lorsque les cavaliers de tête atteignirent
le champ de la Réunion, ceux de l’arrière-garde n’avaient pas encore quitté le
Jardin national.
Là-bas, de nouvelles merveilles
attendaient le peuple. À la place de l’autel de la patrie, c’est une montagne
qu’on avait élevée : couverte de verdure et sur laquelle on avait planté
un magnifique arbre de la Liberté. Dans l’ordre le plus parfait tous les
groupes se disposèrent de chaque côté de ce nouvel autel. Les conventionnels
escaladèrent le monument jusqu’au pied de l’arbre tandis que les musiciens se
disposaient à mi-hauteur.
Enfin, lorsque tous furent
rassemblés, une symphonie s’éleva sur l’air des Marseillais, chantée par les
vieillards et les adolescents :
Dieu Puissant, d’un peuple
intrépide
C’est toi qui défends les
remparts.
La victoire a d’un vol rapide
accompagné nos étendards…
Les femmes répondirent :
Entends les vierges et les
mères, auteur de la fécondité !
Nos époux, nos enfants, nos
frères,
Combattent pour la liberté…
Sénart assistait impuissant à
cette cérémonie où le grotesque se mêlait au grandiose. Placé non loin des
conventionnels, il n’avait pu s’empêcher d’entendre les remarques sarcastiques
ou indignées de plusieurs à propos de Robespierre : « Il Joue à
Dieu », disait l’un. « Quel grand prêtre pour l’Être suprême, riait
l’autre. Regardez comme il a enfumé la statue de la sagesse. » Le mot de
tyran circula dans le groupe et Gabriel-Jérôme entendit distinctement :
« Il est encore des Brutus », sans qu’il puisse deviner quel était
l’auteur de ces mots de mauvais augure. Il reconnut Bourdon de l’Oise qui
s’approchait du maître du Comité de salut public.
« La roche Tarpéienne est
près du Capitole », lui dit-il simplement.
Sur le champ de la Réunion, il
eut toutes les peines à retrouver Marie-Adélaïde car ils avaient dû rejoindre
les groupes correspondant à leurs sexes respectifs.
— Tu as vu quelque chose ?
lui lança-t-elle.
— Trop de choses pour mon goût
mais rien qui ressemble aux frères de l’ombre. Tu crois vraiment qu’ils
s’apprêtent à déclencher un massacre ici ?
Elle semblait désemparée :
— Je ne sais pas… Je ne vois
rien.
À ce moment-là, le chœur tout
entier s’exclama :
Avant de déposer nos glaives
triomphants
Jurons d’anéantir le crime et
les tyrans !
Les mères soulevèrent leurs
enfants, les jeunes filles jetèrent des fleurs vers le ciel et les adolescents
tirèrent leurs sabres. Le peuple répéta le dernier refrain en un vacarme
assourdissant. Incapables de parler, les deux jeunes gens ne purent que contempler
le spectacle. Une décharge générale d’artillerie, interprète de la vengeance
nationale, fit sursauter l’assemblée. Tout le monde s’embrassait, ce fut une
joie frénétique tandis que de partout retentissait ce cri général :
« Vive la République ! »
À ce moment-là, la Sibylle
poussa une exclamation qui passa inaperçue. Elle prit la main de Gabriel-Jérôme
et la serra violemment.
— Qu’y a-t-il ?
Pour toute réponse, elle tendit
le bras et lui désigna le sommet de la colline. Il n’en crut pas ses yeux.
Là-haut, Robespierre,
empanaché, dominait le groupe des députés. Mais, à côté de lui, se tenaient
deux personnes qui n’étaient pas des conventionnels. Il reconnut distinctement
à sa droite, Catherine Théos, la mère de Dieu, et à sa gauche, dom Gerle. Tous
deux, au contraire de la plupart des députés, montraient le signe du plus
profond ravissement et congratulaient le grand prêtre de l’Être suprême qui
lui-même exprimait la joie la plus profonde et la plus sincère.
14
La fête continuait à travers la
ville, concentrée principalement sur le champ de la Réunion, où la musique
résonnait encore, mais aussi le long des rues, sur les places, sur les bords de
la Seine. Il n’était pas rare de rencontrer des groupes de patriotes, buvant et
dansant au son d’un orchestre improvisé. Partout, on dressait de petits arbres
de la Liberté, surmontés d’un bonnet phrygien. Paris, en ce soir de 20
prairial, oubliait le sang, oubliait la terreur, les difficultés
d’approvisionnement, les dénonciations, les exactions, la guerre contre les
tyrans d’Europe. Bien sûr, le nouveau culte de l’Être suprême dépassait
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