La Sorcière
les fourrés.
— « Mais, madame, si l'on vous prenait... — Insolente... Oh ! tu périras... — Du moins, vous savez bien l'histoire de la dame louve dont on coupa la patte 4. ... Que de regrets j'aurais !... — C'est mon affaire... Je ne t'écoute plus. J'ai hâte, et j'ai jappé déjà... Quel bonheur ! chasser seule, au clair de lune, et seule mordre la biche, l'homme aussi, s'il en vient ; mordre l'enfant si tendre, et la femme surtout, oh ! la femme, y mettre la dent !... Je les hais toutes... Pas une autant que toi... Mais ne recule pas, je ne te mordrai pas ; tu me répugnes trop, et, d'ailleurs, tu n'as pas de sang... Du sang, du sang ! c'est ce qu'il faut. »
Il n'y a pas à dire non : « Rien de plus aisé, madame. Ce soir, à neuf heures, vous boirez. Enfermez-vous. Transformée, pendant qu'on vous croit là, vous courrez la forêt. »
Cela se fait, et la dame, au matin, se trouve excédée, abattue ; elle n'en peut plus. Elle doit, cette nuit, avoir fait trente lieues. Elle a chassé, elle a tué ; elle est pleine de sang. Mais ce sang vient peut-être des ronces où elle s'est déchirée.
Grand orgueil, et péril aussi pour celle qui a fait ce miracle. La dame qui l'exigea, cependant, la reçoit fort sombre : « O sorcière, que tu as là un épouvantable pouvoir ! Je ne l'aurais pas deviné ! Mais maintenant j'ai peur et j'ai horreur... Oh ! qu'à bon droit tu es haïe ! Quel beau jour ce sera, quand tu seras brûlée ! Je te perdrai quand je voudrai. Mes paysans, ce soir, repasseraient sur toi leurs faux, si je disais un mot de cette nuit... Va-t'en, noire, exécrable vieille ! »
Elle est précipitée par les grands, ses patrons, dans d'étranges aventures. N'ayant que le château qui la garde du prêtre, la défende un peu du bûcher, que refusera-t-elle à ses terribles protecteurs ? Si le baron, revenu des croisades, de Nicopolis, par exemple, imitateur de la vie turque, la fait venir, la charge de voler pour lui des enfants ? que fera-t-elle ? Ces razzias, immenses en pays grec, où parfois deux mille pages entraient à la fois au sérail, n'étaient nullement inconnues aux chrétiens (aux barons d'Angleterre dès le douzième siècle, plus tard aux chevaliers de Rhodes ou Malte). Le fameux Gilles de Retz, le seul dont on fit le procès, fut puni, non d'avoir enlevé ses petits serfs (chose peu rare), mais de les avoir immolés à Satan. Celle qui les volait, et qui, sans doute, ignorait leur destin, se trouvait entre deux dangers. D'une part, la fourche et la faux du paysan, de l'autre, les tortures de la tour qu'un refus lui aurait values. L'homme de Retz, son terrible Italien 5. , eût fort bien pu la piler au mortier.
De tous côtés, périls et gains. Nulle situation plus horriblement corruptrice. Les sorcières elles-mêmes ne niaient pas les absurdes puissances que le peuple leur attribuait. Elles avouaient qu'avec une poupée percée d'aiguilles, elles pouvaient envoûter , faire maigrir, faire périr qui elles voulaient. Elles avouaient qu'avec la mandragore, arrachée du pied du gibet (par la dent d'un chien, disaient-elles, qui ne manquait pas d'en mourir), elles pouvaient pervertir la raison, changer les hommes en bêles, livrer les femmes aliénées et folles. Bien plus terrible encore le délire furieux de la pomme épineuse (ou datura) qui fait danser à mort 6. , subir mille hontes, dont on n'a ni conscience ni souvenir.
De là d'immenses haines, mais aussi d'extrêmes terreurs. L'auteur du Marteau des Sorcières , Sprenger raconte avec effroi qu'il vit, par un temps de neige, toutes les routes étant défoncées, une misérable population, éperdue de peur, et maléficiée de maux trop réels, qui couvrait tous les abords d'une petite ville d'Allemagne. Jamais, dit-il, vous ne viles de si nombreux pèlerinages à Notre-Dame de Grâce ou Notre-Dame des Ermites. Tous ces gens, par les fondrières, clochant, se traînant, tombant, s'en allaient à la sorcière, implorer leur grâce du Diable. Quels devaient être l'orgueil et l'emportement de la vieille de voir tout ce peuple à ses pieds 7. !
2. Même au sujet te plus mystique, dans une œuvre de génie, l' Agneau de Van Eyck (Jean dit de Bruges), toutes les Vierges paraissent enceintes. C'est la grotesque mode du quinzième siècle.
3. Cet amaigrissement de gens uses et énervés me gâte toutes les splendides miniatures de la cour de Bourgogne, du duc de Berry, etc. Les sujets sont si
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