la tondue
traînant la patte tout en enfilant sa veste.
Quand ils furent sortis, la mère éclata :
« Ils vont encore lui tirer les vers du nez. Ton père ne sait pas se défendre… Ils lui font dire ce qu’ils veulent.
— Peuh ! Que pourrait-il bien raconter ? Il ne se passe jamais rien ici ! » répondit Yvette avec un fond d’amertume dans la gorge.
Elle ne pouvait s’empêcher d’éprouver un sentiment de vide et d’angoisse en regardant les arbres givrés et le chemin où passaient seuls quelques chiens efflanqués, la queue entre les jambes.
« C’est toi qui le dis. Il ne se passe jamais rien, moi je dirais qu’ici, comme ailleurs, il y a des choses qu’on n’a pas à raconter à tout un chacun. »
Yvette haussa les épaules. Elle commençait à en avoir assez de la mère et de ses secrets. De minables histoires de marché noir. Une douzaine d’œufs ou un pain de beurre vendus sous le manteau. Des gens qui se soupçonnaient mutuellement d’on ne savait quelles turpitudes… Quelques collabos que tout le monde connaissait et accusait parce qu’ils avaient osé, un jour, risquer quelques sourires aux Allemands qui passaient… Pas de quoi fouetter un chat, les secrets de la mère ! Pas la peine de lui tourner le dos, comme le faisait tout le village.
Jamais elle ne comprendrait la mentalité de ce pays. Jamais elle ne…
« Tu penses que j’ai tort… Que je fais une montagne d’une taupinière, soupira la mère en reprenant son aiguille. Et pourtant, ce n’est pas de ma faute si j’ai le don pour deviner les choses cachées et les bonnes adresses… Tout le monde me l’envie et nous jalouse. Voilà le secret de cette hostilité qui t’étonne tant ! » Yvette la regarda, incrédule.
« Oh, ne roule pas ces yeux ronds. Je sais que tu te poses des questions parce que les gens nous tournent le dos et que tu t’imagines des choses… On te dira, dans le village, que c’est moi qui ai dénoncé Pierre, accusé Paul, fait arrêter André. Et bien d’autres choses… »
Elle posa lentement ses lunettes et, regardant Yvette dans les yeux, continua :
« Et bien, sache que tout cela, je n’y suis pour rien. Ce sont eux qui l’ont fait. Comme ça, sans s’en rendre compte, ils se sont vendus au plus offrant, à cause de leur stupide jalousie ! Et le pire, c’est qu’ils sont tous d’accord pour m’accuser, moi… Parce que je ne suis pas d’ici, que nos affaires marchent bien et que nous nous entendons bien avec ton père !
— Mais pourtant…
— Pourtant quoi ? Tu ne vas pas t’y mettre, toi aussi ! Tu ne vas pas écouter cette vieille radoteuse de Marie qui, parce que son fils a été arrêté, en veut à la terre entière… Tu ne vas pas croire cette chiffe molle de Louis… Il n’avait qu’à mieux la surveiller, sa femme… Elle allait avec les Allemands, elle a été tondue à la Libération ! »
Yvette n’avait pas bougé. La mère se leva lentement et, posant son ouvrage, constata d’une voix douce :
« Il y en a eu aussi, à Paris, des femmes tondues, et des Allemands tués au coin des rues… Il a dû y en avoir comme ici.
— Assez, assez, cria Yvette au bord de la crise de nerfs en se bouchant les oreilles à deux mains, assez, tais-toi, je ne veux plus t’entendre !
— Mais ne le prends pas comme ça, je n’ai rien dit qui…
— Je me fiche de ce que vous avez fait pendant la guerre, qu’est-ce que vous voulez que ça me fasse !
— Et toi, si tu me racontais un peu ce que tu as fait, pendant toutes ces années à Paris. Il me semble que tu n’es guère bavarde sur ce sujet.
— Rien, rien, laisse-moi ! »
La mère ricana :
« Ah, c’est bien de ton père de te regarder comme une jeune fille naïve ; moi, ma petite, tu ne m’as jamais abusée… Dès que je t’ai vue avec tes cheveux taillés à la diable, j’ai compris tout de suite. Si tu es venue ici, ce n’est pas pour nous aider ou parce que tu n’avais plus de travail. Tu es venue pour te cacher !… Si tu t’étais vue, avec ton air traqué… »
Elle resta un moment silencieuse, puis reprit, comme pour elle-même :
« Je me demande comment les gens ne se sont pas rendus compte, eux qui sont toujours à guetter mes faits et gestes… Ils n’ont pas pensé une minute que toi aussi, tu pouvais avoir…
— Mais moi, ce n’est pas pareil, moi tout ce que j’ai fait, c’était…
— C’était par amour. Je comprends !… Seulement, ton
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