La Volte Des Vertugadins
avec un
cuiller dans le pot de porcelaine un peu de confiture qu’elle étala sur une des
galettes. Ce qu’elle fit en silence, avec le calme et le sérieux qu’elle
mettait à tout. Je croyais que c’était pour elle qu’elle travaillait ainsi.
Mais quand elle eut fini, elle mit la tartine sur une petite assiette et me la
tendit, en me disant avec un sourire de prendre garde à ne pas émietter sur moi
la galette en mordant dedans.
Je fus d’autant plus ravi de ces soins que Madame de Guise,
malgré sa grande amour pour moi, n’aurait jamais songé à les prendre. Madame de
Guise était bonne mère, mais elle était peu maternelle. Ses caprices, ses
jalousies, ses colères, ses soucis d’argent, ses anxiétés continuelles au sujet
de ses fils, l’agitation dans laquelle elle vivait, son orageuse amitié avec la
Reine, la conscience qui ne la quittait jamais d’être une princesse du sang et
sa conviction, selon son mot fameux, « de n’avoir qu’une maîtresse :
la Vierge Marie », tout cela lui laissait fort peu le loisir de me
manifester la tendresse qu’elle éprouvait pour moi.
Ces petites attentions chez Madame de Lichtenberg paraissaient
naturelles. J’appris plus tard qu’elle était, dans son pays, une aussi haute
dame que Madame de Guise, étant la cousine germaine de l’Électeur Palatin.
Mais, pour sa part, elle avait été élevée dans la simplicité des mœurs que le
calvinisme appelle, et surtout, elle était bonne, et à sa façon, elle tâcha
d’effacer la petite blessure de vanité que j’avais reçue de Bassompierre.
Elle y réussit à merveille. Assis à ses genoux, mangeant et
buvant avec elle (qui ne songeait pas à cacher le solide appétit que la nature
lui avait donné) je me sentais charmé qu’elle eut créé, d’elle à moi, une
intimité si charmante, rien qu’en me tartinant une galette.
Elle parla fort peu en cette première rencontre, et fort à
la discrétion, d’une voix basse et musicale, ne me posant des questions que sur
mes études, jamais sur ma famille, et surtout, elle fut si calme, si réfléchie,
sans cette rage de montrer de l’esprit, fût-il médisant, qui possède nos
beautés de cour, que je me sentis plus à l’aise avec elle que je ne le fus
jamais en présence de Madame de Guise, ou même avec la Sobole, avec qui un
entretien, fût-il badin, prenait souvent l’allure d’un duel verbal.
Quand ma première galette fut finie, elle m’en tartina une
seconde, étant bien résolue, semblait-il, à ne pas me laisser mourir de faim,
tant que je serais sous son toit. La vue de ses jolis doigts étendant au
cuiller la confiture avec une grâce que j’admirais (mais je commençais déjà à
l’admirer en tout) me remplissait d’un sentiment de bonheur et de sécurité d’autant
plus surprenant que sa source était plus modeste.
Cette collation me parut trop brève et dès que le valet nous
eut enlevé la table, je commençai à éprouver un peu d’anxiété car, sentant bien
que l’étiquette exigeait de moi que je lui demandasse mon congé, je ne pouvais
m’y décider et en reculai sans cesse le moment, tant j’étais heureux d’être là,
si près de sa personne, mon genou touchant son vertugadin et l’oreille tout
enchantée des propos paisibles que nous échangions.
Elle me tira de mon embarras en disant qu’ayant affaire en
son domestique, elle ne pouvait me retenir davantage, que son carrosse allait
me raccompagner chez moi, mais qu’elle m’attendait le mercredi trois décembre à
la même heure, pour ma première leçon et qu’elle aurait alors plus de temps à
me consacrer. Elle dit cela de la façon la plus obligeante, m’envisageant
gravement de ses grands yeux noirs et sans que je pusse douter un instant de sa
sincérité.
J’étais quasiment hors de mes sens quand son carrosse
m’emporta. Que Madame de Lichtenberg eût le double de mon âge ne me bridait en
aucune manière. Sa beauté, sa vertu, sa douceur m’avaient épris d’elle en un
instant.
*
* *
Le mercredi trois décembre – j’ai toutes les raisons du
monde de me rappeler cette date – me désommeillant comme à l’accoutumée
par degrés insensibles, mes yeux embrumés hésitant à reconnaître pour ce
qu’elle était la lumière que laissaient passer les rideaux mal joints de ma
fenêtre, j’éprouvai soudain un sentiment si fort d’allégresse que j’en fus tout
ébahi, ne pouvant d’abord m’en expliquer l’origine.
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