La Volte Des Vertugadins
père, il n’y a pas plus d’une
vingtaine de personnes dans ce royaume que le Roi ait emmenées avec lui voir le
Dauphin à Saint-Germain. Je ne sais si vous entendez bien quelle insigne faveur
il vous fait ?
— Assurément, je l’entends, dis-je d’une voix qui
s’étouffait dans ma gorge.
— Mais vous n’en paraissez pas autrement touché !
— Si fait, je le suis…
— Mon mignon, dit La Surie en ouvrant tout grands ses
yeux vairons, seriez-vous indifférent à votre propre fortune ? Ne
voyez-vous pas tous les avantages qui vous doivent échoir de ce que le Roi vous
veuille si proche de lui ?
— Seriez-vous ingrat, mon fils ? dit mon père d’un
ton fâché.
Cette remarque me piqua et sortant de cette sorte de mauvais
vouloir où je m’engluais, je dis avec vivacité :
— Bien loin de là, Monsieur ! Je suis
excessivement reconnaissant au Roi de ses bontés pour moi et dès le jour où il
m’a fait chevalier, j’ai fait le serment de le servir ma vie durant. Toutefois…
— Toutefois ? dit mon père qui, tout maître de lui
qu’il fût, laissa paraître quelque stupéfaction de cette réserve inattendue.
— Toutefois ? répéta La Surie.
Leur étonnement me parut si prodigieux que j’hésitai à
l’accroître en leur disant le fond de ma pensée. Mais telle et si grande était
la complète confiance qui régnait entre nous dans toutes les circonstances,
grandes et petites, de notre vie, que je m’y décidai.
— Ce n’est pas, dis-je, que je sois insensible, ou
indifférent, au grandissime honneur que je reçois de lui, mais c’est un fait
qu’il tombe assez mal, puisque c’est aujourd’hui que je devais prendre ma
première leçon d’allemand.
À cela, mon père sourit, mais La Surie s’esbouffa à s’en
faire éclater le gosier.
— Miroul ! dit mon père.
— Mon mignon ! Pardonnez-moi ! dit La Surie
en me jetant un bras autour de l’épaule et en me serrant à soi, ne prenez pas,
de grâce, ombrage de ma gaîté, mais comment ne pas entendre que la langue
allemande ait pour vous tant de charmes que vous l’adoriez avant même de
l’apprendre ? Toutefois, réfléchissez, de grâce, qu’une semaine après
votre retour de Saint-Germain, la langue allemande sera toujours là, fidèlement
à vous, avec ses aimables « die », « der »,
« das », ses charmantes déclinaisons, ses composés suaves et
son verbe rejeté si élégamment à la fin de la phrase ! Certes, ce lundi
est pour vous à la fois faste et néfaste, je l’entends bien. Cependant, n’allez
pas faire, de grâce, comme Gargantua qui, voyant que son épouse Badebec était
morte en donnant naissance à Pantagruel, ne savait s’il devait s’affliger de la
mort de sa femme ou se réjouir de la naissance de son fils et « tantôt
pleurait comme une vache et tantôt riait comme un veau ».
— Allons, Miroul, dit mon père, mi-riant, mi-fâché,
cela suffit ! Mon fils, allez écrire à Madame de Lichtenberg un billet
bien tourné pour vous excuser de lui faire faux bond sur l’ordre du Roi et
quérir d’elle, dès votre retour, une autre date. Notre petit vas-y-dire fera le
reste.
Je n’en crus pas mes yeux quand, quelques heures plus tard,
je me retrouvai dans le carrosse du Roi, assis à ses côtés, et nous faisant
face, Vitry, Roquelaure et Angoulevent, lesquels j’avais déjà rencontrés avec
Henri lors du bal de la Duchesse de Guise, dans la chambre des commodités, en
des circonstances qui fâchèrent tant la Marquise de Rambouillet qu’elle eût
voulu que, dans les présents Mémoires, je les supprimasse.
Le Roi m’avait accueilli d’une façon charmante au Louvre,
m’appelant son « petit cousin » et me jetant un bras sur
l’épaule ; il me semblait alors gai et enjoué, mais au bout d’un moment
qu’il fut dans le carrosse avec nous, son humeur changea. Il tomba dans une
sorte de mélancolie et, les yeux baissés, pensif, il tapotait son étui à
lunettes, sans mot dire, et sans que personne dans le carrosse n’osât piper.
Car s’il vivait en cordiale familiarité avec son entourage, aucun des présents
n’eût osé passer les invisibles bornes que son rang mettait entre eux et lui,
et qu’un mot, un regard, une fine repartie leur eussent aussitôt rappelées,
s’ils y avaient failli. Toutefois, Angoulevent, le Prince des Sots, pouvait, en
raison du rôle qui lui était dévolu, pousser un peu plus loin l’impertinence.
Mais je
Weitere Kostenlose Bücher