La Volte Des Vertugadins
le
cornet et, tenant celui-ci de la main droite, le balança interminablement de
gauche à droite sans paraître songer à le renverser. On eût dit qu’il jouait sa
tête, ou à tout le moins son destin, tant il hésitait à vider le contenu du
gobelet sur la table pour compter les points. Chose étrange, personne, pas même
le Roi, n’intervint pour le presser de le faire, même en gaussant. Au lieu de
cela, aucun des trois joueurs qui lui faisaient face ne le regardait, ni ne
pipait, ni ne lui faisait sentir de quelque façon que ce fût qu’ils attendaient
qu’il commençât. Un silence pesant régnait sur la table, lequel n’était troublé
que par le bruit que faisaient les trois petits dés d’ivoire en
s’entrechoquant. Bien qu’en lui-même ce bruit n’eût rien de lugubre, la pâleur
du Comte, son air absent et le fait qu’il gardait les dés à l’intérieur du
gobelet de cuir sans oser les libérer, lui donnaient un caractère menaçant.
Je me demandais combien de temps cet étrange manège allait
se poursuivre sans que personne ne levât le petit doigt pour le faire cesser,
quand Bassompierre, de lui-même, y mit fin. Il posa le cornet debout sur la
table, tira avec vivacité son mouchoir de l’emmanchure de son pourpoint, le
roula en boule, le plaça sous ses narines et dit d’une voix étouffée :
— Plaise à vous, Sire, de me permettre de quitter la
partie et de me retirer. Je saigne du nez.
— Va, mon ami, dit le Roi.
Et comme Bassompierre se levait et se dirigeait vers la
porte, il le regarda avec des yeux où la compassion le disputait au triomphe.
Ce ne fut qu’un éclair. Le Roi se tourna vers moi et dit avec bonté :
— Va, Siorac, le Comte est ton ami. Accompagne-le chez
lui.
Je pris congé, assez bouleversé par ce que je venais de voir
et, en même temps, soulagé de laisser derrière moi le Louvre, ses intrigues et
ses chaînes dorées. Une fois franchie la porte de la chambre royale, je pressai
le pas pour rejoindre Bassompierre. Dès qu’il me vit, ses yeux s’éclairèrent,
il me saisit le bras, le serra avec force contre son flanc gauche, mais sans
dire mot, et pressant toujours contre son nez de la main droite son tampon
improvisé.
Il ne le retira qu’une fois assis à côté de moi dans son
carrosse et les rideaux tirés. Je demeurai béant. Il n’y avait pas la moindre
trace de sang, ni sur sa lèvre supérieure, ni sur le blanc immaculé de son
mouchoir.
— Ne soyez pas surpris, mon ami, dit-il, d’une voix
détimbrée. Il me fallait trouver un subterfuge pour quitter le Roi en toute
décence, et sans que cela apparût comme un mouvement d’humeur ou de rébellion.
Mais il était au-dessus de mes forces de continuer à jouer, après ce qui
s’était passé.
Je restai silencieux, les yeux fixés sur lui, entendant bien
que toute l’aide que je lui pouvais apporter était d’être là et de l’ouïr, s’il
désirait me parler.
— Pierre-Emmanuel, dit-il au bout d’un moment, votre
véracité m’est connue. Dites-moi, dites-moi bien, je vous prie, si mes yeux ne
m’ont pas trompé, et si vous avez vu, de vos yeux vu, Mademoiselle de
Montmorency hausser les épaules en passant devant moi.
— Oui, dis-je au bout d’un moment, je l’ai vue.
— Mon Dieu, dit-il au bout d’un moment, quelle
perfidie ! Hier soir, hier soir encore, je soupais chez le Connétable. Que
de sourires enchanteurs, que de tendres regards ! Et elle savait déjà que
le Roi allait me démarier d’elle pour la marier au Prince de Condé ! Comme
elle a dû se gausser de moi en son for ! Ce matin, quelqu’un que j’ai
croisé au Louvre avant d’entrer chez le Roi m’a attrapé par la manche et m’a
laissé entendre ce qui s’était passé hier dans l’après-midi entre Henri et
elle. Je ne l’ai pas cru ! À peu que je n’aie poignardé le quidam en mon
ire ! Jour de Dieu ! Ce haussement d’épaules, je l’ai reçu en plein
cœur ! Avec quel horrible sang-froid la scélérate m’a poussé du pied dans
les oubliettes !
Après cet éclat pendant lequel Bassompierre serra son
mouchoir dans son poing comme s’il eût voulu l’écraser, il se calma par degrés.
Les couleurs revinrent sur son visage, il se recomposa. Je lui glissai un œil.
Il était redressé, la nuque appuyée contre le dossier du carrosse, la tête
haute, ses lèvres se forçant à un demi-sourire.
— Savez-vous, me dit-il, que si Mademoiselle de
Montmorency épouse un
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