La Volte Des Vertugadins
courut la bague à Fontainebleau et eut tout lieu d’en être
satisfait, car encore qu’il portât lunettes en cet exercice, sur huit bagues il
en gagna quatre, et le Prince de Condé, trois. Bassompierre ne participait jamais
quand le Roi prenait le champ, de crainte d’obtenir un meilleur résultat que
lui, et beaucoup suivaient son exemple.
La cour, réunie sur des gradins où nulle place n’était
marquée – ce qui créa une indescriptible cohue – applaudit à tout
rompre le Roi, sous un soleil si brûlant que les fards coulaient sur le visage
des dames, et que d’aucunes, ayant trop serré leur basquine, pâmèrent. Il
fallut les emporter à l’ombre pour les ranimer, ce qui ajouta à la confusion.
Tant est que dans la foule je perdis mon père et La Surie, ce qui ne me donna
aucune inquiétude, car je savais les retrouver au souper à une auberge de
Samois, où mon père avait réussi à louer fort cher pour la nuit une
« chambrifime », comme il l’appela, et trois durs matelas de crin.
Peu intéressé par la bague, j’errai parmi la foule pour les
retrouver, et je tombai sur un gentilhomme que j’avais souvent vu en compagnie
de Monsieur de Bellegarde et que je reconnus pour être Monsieur de Malherbe.
Avec l’impétuosité de mon âge et de mon caractère, je l’approchai, je lui dis
qui j’étais et lui déclarai tout de gob l’admiration que m’inspirait sa poésie.
Il me reçut d’abord assez mal, avec raideur et distance, tournant vers moi un
visage qui eût été assez beau en sa virile symétrie s’il n’avait été gâté par
des rides amères et une expression ombrageuse. Mais quand je lui récitai à
mi-voix les vers que je savais de lui, et en particulier ceux que m’avait
dictés le Roi, il fut heureusement surpris du sentiment que j’y mettais, et
s’ouvrant aussi vite qu’il s’était fermé, il me dit en baissant la voix :
— Ah ! Monsieur ! Que je suis réconforté
d’ouïr mes vers dans votre bouche, et dits avec tant de ferveur ! Étant
noble, mais sans biens, ma poésie me nourrit, et elle me nourrit mal, car
hélas ! il n’est pas en ce royaume de métier moins estimé, pour la raison
qu’un bon poète n’est pas plus utile à l’État qu’un bon joueur de quilles.
— Mais j’ai toutefois ouï dire, Monsieur, que vous
étiez pensionné par le Duc de Bellegarde.
— Je le fus. Je ne le suis plus. Monsieur de
Bellegarde, ayant subi quelque perte d’argent, a dû rabattre de ses luxes, et
je fus le premier rabattu. Toutefois, j’ai quelque espoir d’être un jour
pensionné par la Reine. Non qu’elle soit tant raffolée des vers, mais cela se
fait, en Italie, d’avoir un poète à soi.
— Et le Roi, pour qui vous écrivez de si beaux
vers ?
— Il ne me pensionne pas : je lui coûterais trop
cher. Il me rémunère à la pièce.
— Chichement ? dis-je à voix basse.
— Je ne peux dire cela. Il m’a baillé un jour cinq
cents écus pour un sonnet. Monsieur, je vois à votre air que vous pensez que
c’est beaucoup. Et c’est beaucoup, en effet, pour le temps que j’y ai passé.
Mais c’est peu pour l’apprentissage de toute une vie. En outre, ce pactole, si
pactole il y a, ne durera pas plus longtemps que la passion insatisfaite de
l’intéressé. Du jour où il possédera l’objet de son désir, il n’aura plus guère
envie de lui parler en vers.
— Monsieur, dis-je avec chaleur, vous avez du moins une
consolation : votre poésie traversera les siècles.
— C’est ce que j’ai dit moi-même. Et je l’ai dit en
vers, un jour que j’avais faim. Mais que me fera cette gloire éternelle quand
je serai poussière en mon tombeau ?
À cet instant, un page s’approcha de Monsieur de Malherbe et
lui parla à l’oreille et, à ce que j’imagine, lui transmit un ordre de Sa
Majesté, car le poète se leva avec empressement, quit de moi son congé et
entreprit de se dégager de la foule, ce qui ne fut pas facile, alors même qu’il
était précédé d’un page aux couleurs du Roi qui tâchait de lui frayer passage.
Je me ressouviens qu’en le regardant s’éloigner, je me fis cette réflexion que
bien des Grands de cette cour seraient oubliés quand le nom de ce pauvre
Malherbe, qu’on payait « à la pièce », résonnerait encore sur terre.
Je me dis aussi que l’ironie des choses voulait que ce poète qui célébrait en
vers si touchants la souffrance de l’amour malheureux devait espérer en son
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