La Volte Des Vertugadins
mon père me l’ayant décrit comme
« le seul Bourbon chez qui le nez, au lieu d’être long et courbe, avait la
forme d’un bec d’aigle ». Cette particularité qui, chez un individu
robuste, aurait pu passer pour un signe de force, était associée chez le prince
à un visage si maigre et à un corps si malingre qu’elle ne faisait que
souligner sa débilité.
— Je vous souhaite le bonsoir, Monsieur mon frère, dit
le Comte de Soissons au Prince de Conti.
Il est probable que le Prince de Conti vit le salut de son
cadet plus qu’il ne l’entendit. Quoi qu’il en soit, il émergea du silence
auquel il se sentait condamné par son effroyable bégaiement.
— Bonbonbonsoir, Chachacharles, dit-il d’une voix
sourde.
Et un mouvement se fit sur sa physionomie, qui ressemblait à
un sourire.
— Bonsoir, Henri ! Bonsoir, Henri !
poursuivit le Comte de Soissons d’une voix claironnante.
Répétition qui m’intrigua avant que je comprisse que le
Prince de Condé et le Duc de Montpensier avaient le même prénom. Le premier,
qui était debout, répondit comme il convenait à son âge par une profonde
révérence ; le second, tassé sur sa chaire à vertugadin comme si son dos
ne le maintenait plus, éleva, en guise de salut, une main squelettique qui, à
peine parvenue au niveau de son épaule, retomba sans force sur son genou.
— Comment vous en va, Charles ? dit-il, remuant à
peine sa mâchoire blessée et en articulant si mal que ses mots, privés de
consonnes, coulaient de sa bouche comme une bouillie.
— Comment je vais ? dit le Comte de Soissons d’une
voix forte. J’enrage ! Je suis dans une épouvantable colère ! Et
n’était mon affection pour ma bonne cousine de Guise, je n’eusse pas mis les
pieds à ce bal. À part elle et à part vous, je n’ai affaire à aucun des marauds
qui se trouvent céans ! Dites-le partout, je vous prie ! Dites-le à
mon cousin couronné ! Dites-lui aussi que dès demain, je secoue la semelle
de mes souliers sur le Louvre et tout ce qu’il contient, et me retire en une de
mes maisons. Voilà ce qu’on gagne à me vouloir fâcher ! Je pars ! Je
ne supporterai pas plus longtemps l’écorne qui m’est faite et qui nous atteint
tous les quatre ! Oui, tous les quatre ! Vous, mon aîné, et vous
aussi mes beaux cousins !
L’aîné, à ce que je vis, n’avait pas ouï un traître mot de
ce discours qui, au début, avait mis de l’inquiétude dans ses yeux, sans doute
parce qu’il se demandait s’il était la cible de cette grande colère. Mais
remarquant que Soissons s’adressait autant à ses cousins qu’à lui-même, il
s’était rassuré et retombé entre les quatre murs de son silence, il regardait
son cadet avec un intérêt poli, sans même porter à son oreille gauche le cornet
qui lui servait à amplifier les sons. Quant aux « beaux cousins »,
lesquels méritaient si peu cette épithète, leur attitude me parut fort
différente. Le pauvre Duc de Montpensier cachait mal l’ennui et la fatigue que
la véhémence du Comte de Soissons lui occasionnait. Le Prince de Condé, au
rebours, avait écouté sa diatribe avec curiosité. Et quand Soissons avait parlé
sans beaucoup de respect de son « cousin couronné », cette allusion à
Henri l’avait fait ouvertement ricaner. J’en fus confondu. Que ses propres
cousins puissent ainsi traiter Henri, et devant tant d’oreilles, en disait
long, et sur la clémence du Roi et sur leur propre légèreté.
La fureur de Soissons en était arrivée à un tel point de
bouillonnement qu’il s’en trouvait comme étranglé. Et il lui fallut retrouver,
si je puis dire, un peu de calme pour pouvoir exprimer sa colère. Ce qu’il
tenta de faire en prenant de profondes inspirations – sa forte poitrine se
gonflant prodigieusement – et en soufflant l’air par les naseaux comme un
taureau qui va charger.
— Ce petit César ! dit-il d’une voix rauque.
Testebleu ! Qui eût pensé que ce petit César porterait aussi loin son
insufférable arrogance ? Mais quoi d’étonnant à cela ! Il avait à peine
sailli du ventre de cette femme de néant que le Roi le barbouillait du titre de
Duc. Duc, un bâtard ! Non que j’aie quoi que ce soit contre les bâtards.
Un gentilhomme ne doit-il pas honorer son sang ? Mais Duc ! Tout de
gob ! À la naissance ! À peine né, le voilà Duc de Vendôme. Et le Roi
le fiance à la fille du Duc de Mercœur, une des plus riches
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