L'abandon de la mésange
t’ai menti, maman. Papa est
pas mort sur le coup. La mâchoire du train lui est arrivé en plein là et il a
fait« hoah ! », puis il s’est figé, comme ça, en respirant fort.
En râlant, maman, en râlant !
Micheline tenait la main de sa mère tandis que
Napoléon lui tenait l’épaule.
– Est-ce bien, nécessaire, Élise, de
raconter les moments les plus…
– Oui, père Frigon, oui ! Vous nous
parlez de l’enfer, mais moi j’y suis allée ! Quand je lui ai demandé, à
mon père, ce qu’il venait de faire, il m’a répondu : « Je pense que
je viens de me tuer. » Il m’a dit ça, maman. C’est pas vrai qu’il a perdu connaissance.
Il a été conscient jusqu’à la dernière minute. Il a souffert, les yeux en
arrière, comme ça. C’est même lui qui a dit au conducteur de faire avancer le
train pour ouvrir les mâchoires. Il le savait, qu’il allait mourir.
– Arrête, Élise ! Je peux pas
entendre ça !
– Ce que tu entends, Micheline, c’est
rien comparativement aux cris des passagers et aux râles de papa. C’est rien
comparativement aux efforts surhumains qu’il faisait pour me laisser ses
messages d’amour pour toi, maman, puis pour toi et moi, Micheline. Ça fait que
pour oser me dire que ma mère a jamais été aimée comme vous allez l’aimer, vous
repasserez ! Mon père est mort en l’aimant !
Blanche était livide et tremblotante. Elle
enleva le bras de Napoléon de son épaule et laissa tomber la main de Micheline
pour se diriger vers Élise, qu’elle reçut dans ses bras.
– Mwen mande w padon pou sa mwen fek
di w la . Oh ! pourras-tu seulement me pardonner ce que j’ai dit ?
– Pourquoi ne jamais l’avoir dit,
Élise ?
– Parce que j’ai promis. Promis de te
protéger, maman. J’ai promis de vous protéger toutes les deux. J’ai raté toute
ma vie… J’ai même pas réussi à empêcher Micheline d’aller à New York…
– Élise, mêle pas tout…
– J’ai pas réussi à empêcher mon mari de
bambocher, parce que j’ai pas su comment le retenir dans mon lit…
Micheline se boucha les deux oreilles.
– Tais-toi, Élise ! Je peux plus
t’entendre !
– Maintenant que j’ai deux belles raisons
de vivre, je vais réussir ma vie… Excusez-moi…
Elle sortit et se réfugia près de Poussin, qui
ne broncha pas quand elle lui agrippa le cou et ne broncha pas non plus quand
elle pleura dans sa crinière tout en lui martelant les flancs de coups de
poing.
– Wilson ! Viens me consoler,
Wilson !
– 38 –
Élise était furieuse. Après avoir préparé les
enfants, elle avait été forcée de les mettre au lit en attendant Côme qui
n’arrivait pas. Tout l’été, il l’avait fait attendre pour des raisons de plus
en plus fantaisistes. Elle bouillait. Il était impératif qu’elle soit à
Outremont ce soir et il était important aussi que les filles dorment une bonne
nuit.
Elle avait passé le dernier mois dans les
champs, à récolter, et dans la maison, à s’occuper des filles et des conserves,
et à Outremont, pour aider à faire des cartons. La mise en vente de la maison
avait été reportée au printemps afin de permettre à sa mère et à Napoléon de
préparer leurs noces et leur séjour en Haïti. Il lui tardait, disait-elle, de
se trouver là-bas avec lui pour le voir à l’œuvre avec les gens qu’il avait
aimés et qui l’avaient aimé. Il lui tardait de connaître ses amis et ses
relations. Il lui tardait de voir ces gens qui, sans lui, ne sauraient ni lire
ni compter. « Tu l’aimes beaucoup ? – Oui, Élise, je l’aime, et
je l’aimerai toujours. Mais je n’ai aucun regret de ne pas avoir pu l’aimer
avant, parce que ton père, que j’aime et que j’aimerai toujours, a partagé
toute la place avec vous. »
Élise aperçut des phares et alla à la fenêtre.
Ce n’était pas Côme. Ils avaient pourtant convenu qu’ils devaient être sur la
route dès dix-neuf heures pour que les petites dorment une bonne nuit. Elle
rageait.
Depuis que sa mère préparait le mariage, Élise
redécouvrait chez elle la fébrilité et l’énergie de l’infirmière qui l’avait
assistée à la naissance de Violaine et de Viviane. Les moments passés à
emballer le train, à reparler de toutes les maisons miniatures, avaient eu
l’effet d’un baume sur une brûlure, d’un parfum sur ses souvenirs.
Le téléphone sonna et elle répondit au
deuxième coup.
– C’est moi, Élise. Je
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