L'abandon de la mésange
un merveilleux
rôti de bœuf arrosé d’un vin rouge si foncé qu’il en était opaque, le rideau
avait été tiré devant leur porte, et le lit, ouvert et fait. Après avoir déposé
leurs chaussures dans le petit réduit qui donnait sur le couloir, pour que le
porteur les cire, ils entrèrent dans leur chambrette, qui n’était plus qu’un
lit, et s’y laissèrent tomber en ricanant. Couchés sur le dos, contraints à une
merveilleuse exiguïté, ils regardèrent défiler les rares reflets des réverbères
qui longeaient les quais des gares de plus en plus perdues. Le train hurlait
aux croisements et ils entendaient parfois tinter les cloches de quelque
guérite.
Plusieurs raisons empêchèrent Élise de dormir.
D’abord, elle tenait à rester éveillée pour sentir le train la bercer comme son
père l’avait fait si souvent lorsqu’elle était petite. Ensuite, Côme lové dans
ses bras, elle ne cessait de larmoyer de joie en soufflant légèrement sur son
visage endormi et souriant. Elle avait tant langui de le tenir ainsi, sans
heurt ni hâte ; de l’embrasser en public si elle le désirait, son alliance
légitimant toutes ses envies ; de se presser contre lui en lui écrasant la
poitrine, uniquement pour sentir le battement lourd et sourd de son cœur. Elle
avait tant langui dans l’attente de son avenir qu’elle était presque passée à
côté de son présent, préférant le silence de Poussin aux amitiés qu’elle avait
trop négligées. Maintenant, elle avait près d’elle son meilleur ami, son mari,
son amant. Ils étaient seuls avec leur rêve et il lui tardait de le meubler
d’enfants.
Les jeunes mariés trouvèrent la ville de
Toronto bruyante et sale, mais regrettèrent tous deux que la ville de Montréal
ait sacrifié ses voies de tramway au bitume et offert ses wagons aux musées ou
à la casse. Ils marchèrent le long du lac Ontario pour observer les oiseaux,
préférant la promenade au bateau-mouche pour regarder les navires dont les
silhouettes striaient les eaux calmes de l’immense nappe d’eau. Élise jura en
reconnaître certains qu’elle avait vus s’engager dans la Voie maritime, près de
l’île Sainte-Hélène. Elle traîna Côme au cinéma pour voir The Misfits ,
le dernier film dans lequel avait joué Clark Gable avant sa mort.
– Moi, je regarderai les chevaux et
Gable, et toi tu pourras reluquer Marilyn Monrœ.
L’hôtel York était presque aussi beau que le
Château Frontenac – le père d’Élise l’y avait emmenée une fois avec Micheline –,
avec son escalier magistral, ses murs de bois franc et ses plafonds à caissons.
Ils y louèrent une minuscule chambre avec vue sur les équipements de chauffage
et se contentèrent d’un sandwich pour le souper, inquiets de voir fondre leurs
économies. Ils mangèrent dans leur chambre, où ils se firent aussi apporter
leur petit déjeuner. Ni lui ni elle ne pouvait se résoudre à s’extirper de la
langueur des premières heures de leur vie à deux.
Ils se rendirent aux chutes du Niagara en
autobus et Élise tut sa déception en pénétrant dans la ville. Toute la beauté
de la nature y avait été pavée et les réverbères avaient fait place à des néons
criards. Heureusement, les chutes étaient magnifiques. Leur bruit assourdissant
les empêcha d’entendre les confidences des autres nouveaux mariés qui,
agglutinés tout comme eux contre les garde-fous, ne se quittaient pas des yeux.
Les nouveaux époux embrassaient leur dulcinée à pleine bouche ou la bécotaient
timidement. Côme, lui, lécha délicatement la bruine sur les joues d’Élise, qui,
ravie, fut probablement la seule à fermer les yeux pour entendre gronder la vie
autour d’elle.
Ils quittèrent les chutes pour parcourir la
vallée du Niagara et Côme entraîna Élise dans son univers d’agronome. Ils
visitèrent des vignobles et il manifesta beaucoup de scepticisme quant au
climat, qu’il estimait trop froid. Il lui parla des vendanges tardives et du
vin de Sauternes, dans la Gironde, en France. Élise l’écoutait avec beaucoup
d’intérêt, crachant un à un les pépins des raisins qu’elle arrachait aux
vignes. Côme la regardait faire avec amusement.
– Tu viens peut-être de semer un pied de
vigne dont on fera le grand cru de Ma Douce …
Ils se dirigèrent ensuite vers St. Catharines,
où Côme amena sa douce dans les vergers de pêchers. Ils pique-niquèrent en
regardant les travailleurs venus pour la cueillaison.
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