L'abandon de la mésange
partager.
Élise était sans voix. De quelle famille
venait donc sa sœur ? Était-elle une tête de linotte ou, comme le disait
la religieuse française du couvent, une pétasse ? Elle se sentit l’aînée,
la grande sœur, celle qui devait tout savoir et tout dire. Mais elle ne pouvait
comprendre sa jeune sœur. Elle fut secouée d’un sanglot et elle resserra son
étreinte en replaçant les cheveux de Micheline sur son front.
– T’en fais pas... Tout va bien aller,
crois-moi.
– 19 –
L’année 1963, péniblement commencée, fut la
première des années difficiles pour Élise. Côme s’étant découvert un intérêt
particulier pour la planification de l’installation de systèmes de drainage, il
s’en fit une spécialité et il commença à s’absenter fréquemment de la maison,
tantôt pour la Mauricie, tantôt pour la Gaspésie, quand ce n’était pas pour la
frontière des États-Unis, au sud de Napierville. Élise aurait voulu se réjouir
avec lui chaque fois que retentissait la sonnerie du téléphone, mais elle en
était incapable. Jamais ils n’avaient pensé qu’il devrait s’éloigner aussi
fréquemment de la maison si tôt après leur mariage.
– Tu me manques autant que pendant mes
années d’études, ma douce. Quelle vie ! Heureusement, il n’en sera ainsi
que le temps d’établir ma clientèle.
– C’est difficile, Côme.
– Je sais, ma douce.
– Je t’ai cru quand tu m’as promis la
lune.
Ces soirs-là, alors que son corps affamé se
collait à celui de son mari, Élise tournait la tête pour ne pas voir la valise
qui semblait la narguer. Elle aimait alors Côme avec désespérance.
– Quelle amante tu fais, ma douce !
Tu me tortures à chacun de mes départs. Je suis le plus chanceux des hommes…
– Alors, reste ici avec ta famille, avec
moi.
– C’est impossible, Élise.
– Et si je te disais que je veux la
lune ?
– Je suis prêt à partir avec les
cosmonautes, si c’est ce qu’il faut à ton bonheur…
Les matins de départ, que ce fût pour trois
jours ou pour plus d’une semaine, Élise demeurait tapie derrière la fenêtre et,
dès qu’elle perdait de vue les phares arrière de la voiture, elle s’empressait
de faire le tour du logement pour retrouver la présence de Côme, d’abord dans
la salle de bains avec le parfum de ses ablutions, puis dans la cuisine où il
avait abandonné sa tasse de café près de l’évier, puis dans la chambre à
coucher en étreignant son pyjama lancé négligemment sur le couvre-lit. Elle
fermait alors le bouchon de l’aftershave, rinçait la tasse avant de laver la
vaisselle, pliait le pyjama et l’enfouissait sous son propre oreiller pour y
coller ses rêves.
Quand Côme n’était pas là, elle attendait son
beau-père devant la maison. Il venait la chercher à la même heure tous les
matins, aussi ponctuel que le facteur. Poussin lui manquait.
L’été fut aussi occupé que le précédent, à
trois plants de tomates près, et, aux dires de M me Mère, aussi
occupé que tous les étés depuis leur arrivée au pays. Mais il manquait Côme.
Élise aimait greffer la routine de sa vie à
celle des saisons, d’abord, puis à celle des semaines, et enfin à celle des
jours, qui étaient sans fin durant les absences de Côme. Jacqueline se joignait
alors à elle pour le souper et elles trompaient leur ennui en évoquant les
jours où l’ennui était absent.
Quand elles ne parlaient pas de la mort
récente du pape Jean XXIII et de l’arrivée de Paul VI, elles causaient du
scandale Profumo, qui avait ébranlé les fondations du Parlement britannique, ou
du courage de Valentine Terechkova, la première femme cosmonaute.
– Comment on peut trouver intéressant son
lopin de terre quand on a vu toute la planète ?
Profitant de l’affaire Profumo, Jacqueline
raconta ses fiançailles et ses amours, en lesquelles elle avait eu foi et
espérance. Elle parla de la beauté sans nom de son fiancé, plus séduisant que
Gérard Philipe, James Dean et Pierre Lalonde réunis. Ce soir-là, elle avait des
trémolos dans la voix en révélant à Élise qu’elles avaient été trois fiancées à
trouver leur promis plus beau que tous les Brummell réunis. Trois fiancées à
attendre, la robe blanche sous la housse, lune le mois de mai, l’autre le mois
de juin et la dernière le mois de juillet, pour unir leur destinée à un homme
trois fois menteur.
– Ah ! Élise, je te dis que
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