L'abandon de la mésange

j’en ai
versé, des larmes ! À en gaspiller deux coussins du salon de mes parents.
Tu te rends compte ? Il avait trois fiancées et je ne me suis aperçue de
rien.
    – Comment il faisait ?
    – Il était voyageur de commerce. En tout
cas, c’est ce qu’il disait.
    – Tout un commerce…
    Ces soirs-là, Élise se pinçait pour croire à
son bonheur. L’automne apporta d’innombrables bouquets mortuaires. Les mots de
Jean Cocteau et la voix d’Édith Piaf se heurtèrent en plein paradis le 11
octobre. Côme affirma qu’ils avaient probablement préparé à deux le requiem
chanté aux funérailles du président Kennedy, assassiné quelques semaines plus
tard, à quarante-six ans. Élise et lui pleurèrent tous les deux en regardant à
la télévision cette cérémonie et le salut du petit John John.
    Cette nuit-là, Élise s’éveilla en sueur et
Côme l’enlaça pour la rassurer, mais il relâcha son étreinte trop rapidement.
Elle se leva pour regarder la lune, indifférente aux ombres qu’elle créait
derrière le rideau. Il y avait quelque chose de changé chez son Côme.
L’avait-il repoussée ?

– 20 –
1966
     
     
    Élise regarda Côme, assoupi devant le
téléviseur. Quand elle vit les images de la ville de Winnipeg complètement
ensevelie sous une tardive tempête de mars, elle tenta de l’éveiller, mais n’y
parvint qu’au moment où se terminait le reportage. Côme grommela quelque chose
qu’elle ne comprit pas, aussi répondit-elle au hasard.
    – Des vents de soixante-dix milles à
l’heure, douze pouces de neige, des gens prisonniers de leur maison ou forcés
de passer la nuit chez Eaton. Il y en a même qui ont dormi dans les lits des
vitrines !
    Côme, apparemment, n’entendit que le mot
« lit »… Il s’extirpa du fauteuil, embrassa distraitement Élise et
passa à la salle de bains.
    – Penses-tu que je devrais téléphoner
chez mes cousins pour voir s’ils sont en sécurité ?
    – Tu ne les connais pas, ma douce. De
toute façon, qu’est-ce que ça changerait ? Bonne nuit !
    Élise continua de parler seule, le regard
absent. Depuis trois ans maintenant que Côme planifiait l’installation de
systèmes de drainage dans les fermes, elle s’était heurtée au mur de l’inconcevable.
Les absences de son mari se faisaient de plus en plus fréquentes et elle
croyait parfois qu’il ne savait plus quoi inventer pour quitter la maison en
hiver.
    – Je te jure, ma douce, que je souffre
autant que toi. Mais nous avons des rêves…
    – Lesquels ?
    – C’est à toi de me le dire, ma douce.
Nous avons des rêves, et si nous voulons les réaliser…
    Tantôt il devait absolument aller à Toronto
pour voir de nouveaux modèles de tuyauterie, tantôt il avait envie de vérifier
si l’abattage des arbres se faisait en respectant la forêt.
    – Je ne vois pas en quoi les forêts te
concernent.
    – Tu m’inquiètes, Élise. Je ne sais plus
quoi te dire. Tu sembles t’ennuyer mortellement et j’ai le sentiment d’être
surveillé, épié. On dirait que tu ne me fais plus confiance. Je n’en dors plus.
    Élise se réfugiait davantage dans son
quotidien, qu’elle avait recommencé à meubler de rêves. Elle avait cessé de
parler d’enfant et Côme n’en avait plus parlé non plus. Elle avait rejeté
l’adoption, d’autant plus qu’elle avait déjà soulevé la question avec sa
belle-mère.
    – Aimer un enfant qui n’a pas une goutte
de Belgique dans les veines ? Il me semble que ça me serait difficile, mon
petit.
    – Moi, je n’en ai pas…
    M me  Mère avait fait la lippe.
Élise avait alors éclaté de rire.
    – Mais j’y travaille, je vous le
jure ! Je mange des frites, des frites, du yogourt, du yogourt… Je
dis : lumiére, houit, nonante, septante, une fois…
    – Ce n’est pas très élogieux.
    Les paroles de M me  Mère sur le
sujet n’étaient jamais méchantes, mais elles étaient quand même trop fréquentes
pour le confort du ventre d’Élise, désespérément vide, et de ses seins,
toujours secs. Ce n’était pas méchamment qu’elle lui disait qu’il n’y avait pas
un seul couple sans enfants dans leurs familles.
    – Ni dans ma famille ni dans celle de
Marcel.
    – On ne peut pas vraiment savoir ça. À ma
connaissance, dans les miennes non plus. Mais pourquoi avez-vous cessé après
un ? Par choix ou par hasard ?
    Ce n’était pas méchamment qu’elle demandait
qui allait prendre la relève sur la