L'abandon de la mésange
anéantie par cette violence. Pour la consoler, Côme
l’emmena voir 2001 : A Space Odyssey, et elle fut rivée à son
fauteuil du début à la fin, où l’apparition d’un énorme et fragile fœtus la fit
frissonner. Toute cette immensité pouvait-elle être son corps de femme ?
Ce corps était désespérément affamé de survie.
Tout le monde parlait encore des chars
d’assaut qui avaient envahi la ville de Prague tandis qu’Élise pleurait en
regardant les enfants mourir de faim dans les camps de réfugiés du Biafra. Les
garçonnets tenaient péniblement sur ce qui avait déjà été leurs jambes, le
ventre comme un ballon prêt à éclater au-dessus d’une petite cédille
fragilement offerte. Quand elle demanda à Marcel ce qu’ils devaient faire pour
leur expédier les merveilleuses récoltes qu’ils possédaient, il la traita de
naïve.
– Il ne faut jamais se mêler des
problèmes de l’Afrique. Crois-en un Belge qui regarde ce qui se passe au Congo.
– Mais on parle d’enfants, Marcel !
– Non. On parle de guerre dont les
enfants sont les victimes.
Élise arracha trois choux et les lança
directement dans les ordures, sous le regard médusé de son beau-père.
– Il m’arrive de ne pas comprendre,
Élise.
– J’ai fait ce qu’on fait dans ce
pays-ci ! J’ai jeté mes choux gras !
Marcel fronça les sourcils. Il y avait quelque
chose chez sa bru qui lui échappait de plus en plus fréquemment. Tous les deux
continuèrent néanmoins de courir les décharges et de surveiller les ordures, en
quête de vieilles fenêtres.
La même semaine, le bel oncle Paul enleva sa
jambe de bois pour la dernière fois, forcé de s’allonger sur un lit d’hôpital
dont il ne devait plus sortir, terrassé par le diabète. Élise s’apprêtait à
partir pour Montréal afin de seconder sa mère durant cette épreuve lorsqu’on
lui offrit de faire de la suppléance à l’école primaire de L’Avenir.
– Mais tu ne comprends pas, Jacqueline.
J’aime tellement mon oncle qu’il me semble que je dois être près de lui. Il n’a
pas d’épouse, pas d’enfants, plus de confrères…
– As-tu si peur de retourner travailler,
Élise ?
– 27 –
Élise croyait que son retour à l’école
permettrait au soleil d’entrer en permanence dans sa vie. Elle renoua
facilement avec le milieu, bien qu’elle fût parfois déconcertée par la présence
des garçons dans la classe des filles.
– Tu veux dire : des filles dans la
classe des garçons, ma douce.
– Non. Je suis une fille, et moi, quand
j’allais au couvent, on n’avait même pas la permission de regarder les garçons…
Tu te rends compte ?
Novembre entraînant sa morbidité
traditionnelle, Élise fut demandée de plus en plus souvent pour des
suppléances, parfois trois jours par semaine. Côme aimait la voir se hâter pour
éviter aux enfants d’être seuls trop longtemps alors qu’elle aimait surtout le
parfum des classes, qui sentaient le shampoing et l’haleine fraîche, l’encre et
le papier. Ce parfum lui plaisait presque autant que celui des champs, qui
sentaient l’ozone, la terre et la chlorophylle.
Novembre allait malheureusement aussi
précipiter Paul dans son agonie. Élise décida donc de déménager ses pénates
chez sa mère, torturée entre ce départ sans retour et l’appel des jeunes
élèves. La famille avait besoin de se retrouver autour de Paul pour l’aider à
« sautiller sous l’arche du paradis », comme il s’amusait encore à le
dire. Côme, compatissant, se joignait aux autres dès qu’il le pouvait, mais,
par prudence, il n’osait pas abandonner la maison aux intempéries.
– Mais ton père peut y voir, non ?
– Oui, c’est certain. Mais j’ai des
dossiers à préparer pour le printemps. Avec un gouvernement essoufflé, les
budgets ne sont plus les mêmes. Il faut tout réviser.
– À Montréal, il y a ta douce dans le
lit…
–… qu’il me tarde toujours de rejoindre…
Ils retrouvaient alors la volupté de leurs
amours, exacerbée par l’absence d’Élise.
Celle-ci avait cru imminent le départ de son
oncle, mais on eût dit que Paul, trop heureux de voir sa sœur et ses nièces à
ses côtés, ne semblait plus vouloir quitter ce monde.
– Vous me donnez un avant-goût du
paradis, mais je ne suis pas pressé de passer à table !
Élise demeurait à l’hôpital toute la
nuit ; Blanche, tout le jour, et Micheline, toute la soirée. Les fins
Weitere Kostenlose Bücher