L'abandon de la mésange
corrections. Vas-y si tu veux.
Moi, je pourrais y aller samedi soir. Pas aujourd’hui.
Dès qu’elle avait terminé ses corrections,
Élise se réfugiait dans sa petite serre, asymétrique et bancale, pour voir les
progrès des semis qu’elle avait faits dans de vieilles boîtes d’œufs. Elle
notait tout, temps de croissance et rapidité, pour les fleurs autant que pour
les légumes.
– Ma douce, crois-tu sincèrement
découvrir quelque chose ?
– Non, Côme. Je préfère apprendre en
observant qu’en lisant.
Côme partait parfois pour quelques jours, le
temps d’un contrat, et les départs étaient toujours déchirants, même si Élise
savait qu’elle n’aurait pas du tout le temps de s’ennuyer et même si Côme
savait qu’il avait une clientèle à satisfaire. Quand il n’avait pas de contrat,
il restait assis devant le téléviseur, épiant le plaisir qu’elle prenait à
sortir livres et cahiers de sa serviette. Un soir qu’il la regardait les humer,
il ne put se taire.
– Ça pue ?
– Mais non, Côme. Ça sent bon la
classe !
Il avait cessé de l’écouter. Il pensait
qu’elle se donnait tant à son travail qu’elle se couchait épuisée. Il parvenait
de plus en plus rarement à l’éveiller, encore moins à la combler.
L’année 1970 était donc survenue comme en
s’excusant d’être aussi tapageuse et joyeuse. Toute la journée, Élise entendait Let the Sunshine In et tous les autres succès de Hair.
– Elles sont chanceuses, les Françaises,
d’avoir vu Julien Clerc tout nu sur la scène.
Côme l’avait regardée en fronçant les
sourcils, se demandant si elle était sérieuse ou non.
Préférant être aveugle devant l’apparition
d’un germe de ressentiment, Élise se laissait happer par sa douce routine, s’en
ouvrant à sa mère qui venait la visiter fréquemment maintenant que le décès de
son frère et le départ de Micheline en appartement avaient creusé le fossé de
sa solitude.
– Tu le sais, Élise, lui avait confié
Micheline, une femme comme moi, jeune, professionnelle, pas laide, vit des
choses excitantes que notre mère ne peut comprendre.
– Notre mère est quand même pas née de la
dernière pluie.
– Tu penses qu’elle verrait d’un bon œil
que je concocte des petits mets comme des filets mignons entourés de bacon, que
je mangerais en tête à tête avec un beau jeune homme ? Tu penses qu’elle verrait
d’un bon œil qu’on mange une interminable fondue bourguignonne ?
– Pourquoi pas ?
– Parce que les petits soupers à la
chandelle, Élise, ça se digère à l’horizontale.
– J’aurais dû y penser…
Élise adorait les soirées de fin de semaine,
qui se terminaient au salon par de longues discussions sur les événements
mondiaux. Ces soirs-là, Marcel et Jacqueline se joignaient à eux, et ils
discouraient sur le célibat des prêtres ou sur les affaissements du sol
survenus en Belgique et qui rappelaient ceux qui s’étaient produits à Nicolet, au
Québec, une quinzaine d’années plus tôt. Le ton avait monté entre Jacqueline et
Côme au sujet de la séparation des Beatles, Côme soutenant que c’était Yoko Ono
qui en était responsable.
– Mais non !
– Il n’y a qu’une femme pour foutre un
tel bordel et diviser des potes aussi géniaux !
– Trop flatteur pour elle !
Élise avait planté ses pousses dans un coin du
jardin et Côme avait feint de ne pas s’y intéresser. Elle le voyait parfois
tournoyer autour, se pencher et regarder la qualité de la terre qu’elle avait
boulangée en y ajoutant quelques ingrédients, dont toutes ses feuilles de thé
aux racines de fleurs.
Mai retrouva Blanche et les Vandersmissen dans
les champs, au-dessus desquels passaient d’énormes Bœing 747. Marcel était
fasciné.
– Retenez-moi, que je ne retourne en
Belgique… Vous ne trouvez pas que les lignes qu’ils font dans le ciel
ressemblent à de longues coutures qui rapprochent les côtes des
continents ?
– Il y a plus de gens là-dedans que dans
mon village de Villebois, en Abitibi !
– J’aimerais essayer, à la condition que
Côme me tienne la main au décollage.
– Bébé la-la ! Ma femme est
un bébé la-la !
En juin, les champs étaient recouverts d’un
duvet vert qu’Élise admirait le matin, en route pour l’école. Non seulement
traînait-elle les livres et les cahiers, mais elle apportait également les
costumes et les accessoires pour le grand spectacle de
Weitere Kostenlose Bücher