L'abandon de la mésange
*
En mai, tandis qu’Élise et Marcel s’échinaient
dans les champs, la France était mise à sac par ses étudiants, dont elle
tentait de retenir l’énergie contestataire par des barricades. Marcel en était ulcéré
et Élise le laissait parler, ne comprenant rien aux réclamations des étudiants
français, auxquels ceux du Québec avaient emboîté le pas.
– Quand même, ils y vont fort ! Des
grenades lacrymogènes contre des étudiants déjà braillards… M’est avis que Gay-Lussac
n’est plus gai du tout !
Élise avait d’autres préoccupations, plus
terre à terre. Elle voulait une belle récolte, avoir le temps de fleurir tous
les pots qui se trouvaient devant la maison, et aussi de faire des confitures
et de la ratatouille, sans négliger les belles heures de tendresse qu’elle et
Côme, réconciliés, se réservaient maintenant qu’ils avaient, d’un commun
accord, reporté en septembre son retour au travail. Elle s’était confondue en
excuses, lesquelles avaient trouvé écho dans le repentir de Côme, qui avait
roulé, roulé toute la nuit sur les chemins de campagne uniquement pour
l’enquiquiner. Quant à elle, elle avait dormi sur ses deux oreilles en rêvant
aux Philippe et à la dernière lettre de Thor, qui lui annonçait l’arrivée d’une
magnifique petite Viking blonde et rebondie. Il lui annonçait aussi qu’il
mettait fin à leur relation épistolaire, ce qui ne lui fit hausser qu’une seule
épaule.
Marcel les avait sermonnés, les traitant
d’adolescents immatures et leur disant que Mimine et Clovis faisaient bien leur
travail en retardant la venue d’un héritier dont les parents étaient encore
trop fous. La grossesse de Micheline avait toutefois redonné confiance à Élise,
et Côme s’ingéniait jour après jour à lui faire plaisir. Tantôt il cueillait
une fleur lors de leurs promenades – « c’est pas ton dahlia, mais
c’est pas mal » –, tantôt il l’emmenait manger au restaurant.
Toutefois, le jour où il l’avait surprise en l’emmenant à une réception amicale
chez Claude Delambre, Élise avait passé une très mauvaise soirée. La femme de
Claude, véritable lapine, était de nouveau sur le point d’accoucher. Les femmes
du sérail de Claude auraient donc accouché à quelques semaines d’intervalle…
Quelle ignominie !
À leur retour, Élise s’en était ouverte à
Côme, le plus discrètement possible.
– Je ne sais jamais comment regarder
Claude. C’est comme mon beau-frère, même si je trouve ça épouvantable.
– Il n’est pas ton beau-frère.
– Je sais, mais c’est l’amoureux de ma
sœur.
– L’amant de ta sœur. Ce n’est pas pareil.
– C’est pire. Encore heureux que
Micheline lui ait peut-être vissé des cornes ! En tout cas, au moins une
fois, d’après ce qu’elle dit.
– Elle t’a dit ça ?
– Oui. Tu ne me croiras pas, Côme, mais
il y a des jours où les vieux principes de mon enfance, qui interdisaient aux
filles de téléphoner aux garçons et qui ordonnaient aux gens mariés de demeurer
ensemble pour le meilleur ou pour le pire, me manquent.
– Tu es la seule fille que je connaisse
qui pense cela.
Élise se tut quelques instants avant de demander
doucement à son mari s’il connaissait beaucoup de filles. Pour toute réponse,
Côme lui embrassa la main.
* * *
Profitant de l’absence de Côme et d’un peu de
répit dans les champs, Élise fit la tournée du village, à la recherche de
vieilles fenêtres et de vieux bois. Elle recueillit près de deux douzaines de
fenêtres, qu’elle alla chercher en tracteur.
– Mais, mon petit, qu’est-ce que tu
fais ?
– Une serre, à temps perdu. En tout cas,
j’essaie. J’ai trouvé des plans dans un magazine.
– Une serre ! Mimine et moi y avions
pensé, mais…
Élise et Marcel se mirent au travail, à temps
perdu.
– Une serre ? Pour quoi faire,
Élise ?
– Des essais. Des expériences. Voir s’il
est vrai que la laitue Boston est facile à faire pousser.
– On n’en a rien à foutre, de la
laitue !
– Côme Vandersmissen, on a décidé que je
retournerais au travail après les récoltes. Peut-être que mon travail, ça
pourrait être autre chose que l’enseignement.
– En tout cas, ma douce, je te regarde
aller. Une serre…
Le 6 juin, un autre orage éclata au-dessus de
l’Amérique et Bob Kennedy alla rejoindre son frère aîné et Martin Luther King.
Élise fut de nouveau
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