L'absent
Joseph et Jérôme s’apprêtaient à le rejoindre. Alors,
tandis que ses ennemis s’accordaient sur son dos, l’Empereur sortait de sa
chambre et allait se promener dans le petit jardin près de la chapelle, bien clos
de murs épais.
Depuis l’ancienne galerie des Cerfs, qui dominait le jardin,
le duc de Bassano et Octave observaient l’Empereur : il foulait les allées
à grands pas, une baguette à la main, cassait les branches des arbustes,
saccageait les massifs, décapitait les fleurs à coups cinglants, et les pétales
volaient sur son passage.
— Vous allez surveiller Sa Majesté en permanence, dit
Bassano en tenant familièrement Octave par l’épaule. Je suis certain qu’il a
voulu mourir à plusieurs reprises pendant la dernière campagne, on m’a raconté
qu’il cherchait les situations dangereuses, comme pour en finir. À Troyes, je
sais qu’il a tiré son épée de parade contre des uhlans qui l’entouraient, et
qu’il avait paru navré qu’on le sauve d’extrême justesse. Devant Arcis, quand
la situation tournait au désastre, il a éperonné son cheval contre un obus qui
venait de tomber, l’obus a explosé, la panse de son cheval a éclaté, il s’en
est sorti par miracle. Tout cela m’inquiète, monsieur Sénécal, bien autrement
que votre paltoquet de Maubreuil qui s’est volatilisé comme je l’avais prédit.
— Je viens d’apprendre qu’il recrute des tueurs…
— Laissez-le recruter qui bon lui semble, le pire des
assassins de l’Empereur, c’est lui-même.
En bas, Napoléon avait interrompu sa promenade, il plongeait
vingt fois sa baguette dans un tas de sable comme une épée dans un ventre.
À Fontainebleau les journées se succédaient, vides,
tendues ; chacun épiait l’Empereur, s’inquiétait de ses moindres mots pour
y saisir un double sens, et de ses gestes pour les interpréter de façon
inquiétante. Roustan l’avait aperçu, songeur, en train de tourner une poire à
poudre dans sa main ; il mit à profit un instant où Sa Majesté avait
quitté la chambre pour subtiliser les balles rangées dans son nécessaire, puis
ce fut à Constant de cacher la poire à poudre, mais l’Empereur le
surprit :
— Monsieur Constant ! Mon fils ! croyez-vous
que je veuille me suicider ? Se tuer, c’est bon pour les joueurs ! Et
puis la mort ne veut pas de moi, vous le savez bien…
Le ton sonnait faux, Napoléon ne parvenait pas à rassurer
son proche entourage. Lorsqu’il réclama une brasière de charbon, alors qu’il
clapotait dans son bain, ses valets inventèrent un motif pour ne pas la lui
apporter : n’avait-il pas l’intention de s’asphyxier ? Il se
ressaisit une fois, quand un officier de liaison, qui avait su déjouer les
barrages adverses, lui remit une lettre de Marie-Louise qu’il lut et relut.
L’impératrice proposait de le rejoindre dans son exil : « Tout ce que
je désire, écrivait-elle, c’est de pouvoir partager ta mauvaise fortune. »
Elle lui apprenait en outre qu’elle allait bientôt quitter Blois pour voir
l’empereur d’Autriche, son père, au château de Rambouillet, ce que Napoléon
n’apprécia guère. Il demanda au duc de Bassano si les chasseurs de sa Garde
avaient encore un général. Oui. Il le convoqua sur-le-champ dans un salon.
C’était Pierre Cambronne. Il arriva aussitôt, une jambe raidie et le bras
gauche en écharpe ; il avait été blessé à Craonne et à Bar-sur-Aube.
L’homme avait un faciès ramassé des sourcils au menton, fendu par une bouche
large et fine comme un trait, les yeux ronds et mobiles d’un oiseau.
— Général, dit l’Empereur en le voyant, pouvez-vous
encore tenir à cheval ?
— Mais je n’existe qu’à cheval, sire !
— Malgré vos récentes blessures ?
— Pardonnez-moi, mais vous confondez. C’est à
Austerlitz que j’ai pris une balle dans la fesse. La jambe, le bras gauche, ça
n’empêche pas de monter en selle ni d’empoigner un sabre !
— Merci, dit Napoléon en souriant pour la première fois
depuis des semaines. Général, je suis content que vous n’ayez pas quitté
Fontainebleau.
— Où serais-je allé ?
— À Paris, comme les autres.
— Je ne suis pas comme les autres !
— Je le sais, Cambronne, mais vous devrez partir quand
même.
— Pour me coucher devant les Bourbons ! Là, sire,
permettez, vous m’en demandez trop après vingt ans de guerre ! Qu’un autre
me propose de vous abandonner, j’y
Weitere Kostenlose Bücher