L'absent
où
voletaient des insectes. Une forte odeur d’excréments, d’urine et de savon noir
flottait, mais cela n’indisposait pas les curieux accourus sur le passage de la
délégation. Des bourgeois en chemise, des femmes qui s’éventaient avec des
palmes apparaissaient aux balcons chargés de fleurs et de feuillages
roussis ; des pêcheurs bronzés aux yeux soupçonneux s’amassaient devant
les portes et le long des murs. Octave remarqua un essaim de jeunes filles.
Elles se cachaient le visage et pouffaient en silence sous leurs chapeaux de
paille noire ; leurs larges anneaux d’oreilles cliquetaient en se
heurtant ; elles portaient des jupes très courtes, rouges ou bleues, elles
avaient des jambes solides et brunes, les pieds nus dans la boue.
Les délégués montaient vers la place d’Armes. À la suite des
généraux Drouot et Dalesme en grande tenue, il y avait un colonel des lanciers
polonais en drap écarlate, qui mourait de chaud, et un major autrichien stoïque,
tout vêtu de blanc. Octave fermait la marche avec Campbell qui se bouchait
discrètement le nez. L’administrateur des mines les suivait en baissant la
tête ; il se dandinait comme un percheron résigné qu’on mène chez
l’équarrisseur. Sous les platanes de la place, le groupe tourna vers la mairie.
Des notables déjà prévenus les attendaient devant un perron de trois marches.
Ces messieurs se présentèrent et à l’invitation du maire, M. Traditi,
boudiné dans sa redingote du dimanche, les délégués entrèrent dans un couloir
sombre, presque un boyau où ils durent marcher l’un derrière l’autre jusqu’à
une cour intérieure décorée de plantes en pots. Ils montèrent un escalier, très
étroit, qui les conduisit à l’étage, dans un salon aux jalousies baissées pour
maintenir un peu de fraîcheur. Ils restèrent debout car il n’y avait pas assez
de sièges, et Drouot présenta aux autorités locales les documents officiels qui
accordaient l’île à son Empereur, puis le général Dalesme lut à haute voix la
lettre que celui-ci lui envoyait personnellement :
Général,
J’ai sacrifié mes droits aux intérêts de la patrie, et
je me suis réservé la souveraineté et la propriété de l’île d’Elbe, ce qui a
été consenti par toutes les Puissances. Veuillez faire connaître le nouvel état
des choses aux habitants, et le choix que j’ai fait de leur île pour mon
séjour, en considération de la douceur de leurs mœurs et de leur climat.
Dites-leur qu’ils seront l’objet constant de mes plus vifs intérêts…
Le sous-préfet, le maire, son adjoint et M. Pons de
l’Hérault avaient écouté religieusement ce message ; nulle effusion, nulle
réticence, nulle objection ne sortit de leurs lèvres pincées. Ils étaient
abasourdis par la nouvelle et savaient que leurs vies jusque-là paresseuses et
sans vrais remous en seraient chamboulées. Drouot s’épongea le front et le cou
avec un mouchoir en dentelle, sorti de sa manche brodée de général
d’Empire ; il prit la parole pour briser un silence pénible :
— Messieurs, quel est l’état d’esprit de vos
habitants ?
— Peu favorable à Sa Majesté, osa M. Pons d’une
voix rauque et basse.
— Il faut se soumettre à la décision du gouvernement
provisoire de la France, répliqua sèchement le major autrichien.
— J’espère que nous n’aurons pas besoin de nous battre,
dit le colonel polonais en posant la main sur le pommeau de son sabre, qu’il
secoua.
— Nous battre ? non non ! s’effrayait
M. Traditi en roulant de gros yeux effarés.
— L’Empereur doit débarquer demain, expliqua Campbell.
— Faites en sorte qu’on l’applaudisse, continua Drouot.
— Nous allons essayer, reprit le maire en tremblotant.
— Fabriquez-moi de l’enthousiasme ! commanda
encore Drouot.
— Pardon ? dit le sous-préfet qui croyait avoir
mal compris et ne voyait pas comment on pouvait fabriquer de l’enthousiasme
chez une population rétive.
— M. le général Drouot, intervint Octave, attend
de vous une réception digne de Sa Majesté. Vous avez jusqu’à demain après-midi
pour la réussir.
— Vingt-quatre heures ?
— C’est faisable, conclut Octave.
Il pensait au comte de Sémallé. Il savait jouer,
celui-là : en peu d’heures il avait réussi à lancer un mouvement pour que
les Parisiens donnent l’impression de réclamer le retour d’un Louis XVIII
dont la plupart ignoraient
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