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L'absent

L'absent

Titel: L'absent Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Patrick Rambaud
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pensait même que la réaction
thermidorienne avait été pire que la Terreur. Surtout, il n’avait jamais
pardonné à Bonaparte son coup d’État, qu’il remplace le pouvoir des citoyens
par celui des soldats. Il se retrouva suspect dès le Consulat, bien isolé
jusqu’au jour où son ami le naturaliste Lacépède le fit nommer administrateur
général des mines de l’île d’Elbe dont le produit revenait à la Légion
d’honneur. Aujourd’hui, qu’allait-il devenir ? Elbe, simple
sous-préfecture du département de la Méditerranée, dépendait de Livourne, et
voilà qu’une décision prise à Paris la changeait en royaume ridicule. Napoléon,
qu’on y exilait, devait avoir de la rancune comme tous les tyrans : d’une
signature il pouvait expulser son ancien camarade, qui avait rédigé de féroces
libelles contre son omnipotence. Pons devrait-il partir ? Mais où ?
Pour vivre de quoi ? À quarante-deux ans il s’imaginait mal voguer à
l’aventure avec son épouse et ses deux fillettes. Faudrait-il qu’il se
transforme en carpette ? Qu’il s’excuse de ne pas avoir trahi son idéal
républicain ? C’était impensable. Ressassant des malheurs probables et à
venir, il franchit la Porte de Mer découpée dans la muraille, traversa le quai
en évitant de piétiner les filets de pêche étendus au soleil ; il
rejoignit le général Dalesme au bout des planches du débarcadère.
    — Regarde un peu qui est dans la chaloupe, dit Dalesme
en tendant une nouvelle fois sa lunette. Regarde, je te dis, tête de
mule !
    M. Pons consentit, regarda et poussa un cri
d’étonnement :
    — Drouot !
    — Si ce brave Drouot descend à terre, monsieur
l’administrateur, c’est que l’Empereur est à bord…
    — Je le crains.
    — Paris a décidé pour nous. Allez ! Ce sera notre
grand homme.
    — Il est bien plus facile d’être un grand homme dans un
vaste empire que dans un petit État.
    — Tu le détestes à ce point ?
    — Ah oui ! répondit M. Pons.
     
    Avec son allure italienne, les tons pastel de ses maisons
suspendues dans un amphithéâtre de roche, Porto Ferraio, de loin, avait du
charme. Octave s’y plaisait déjà. Le ciel était d’un bleu uni, l’eau
translucide, des silhouettes s’agitaient sur le môle. Comme il n’avait jamais
voyagé, Octave pressentait des découvertes, des langueurs, une joie. Il était
assis dans la chaloupe à côté de Campbell et derrière le général Drouot, debout
à la proue. La veille, en mer, un pêcheur avait renseigné les passagers de l’ Undaunted sur la brutalité des Elbois ; ils avaient brûlé l’effigie de Napoléon,
comme en Provence, et tué des Français ; leur hostilité restait vive, même
si les Anglais tentaient désormais de calmer les provocateurs qu’ils avaient
créés. Mis au courant de ce climat néfaste, l’Empereur n’acceptait de descendre
à terre que si les problèmes de sécurité étaient résolus. Octave partait donc
en mission avec la délégation que menait Drouot, mais pour rôder en ville et
analyser de près les mœurs de ce peuple farouche. La chaloupe approcha du quai
dans le clapotis régulier des rames. Octave contemplait le paysage avec
ravissement. Les couleurs tendres, la douceur de l’air le rendaient naïf :
comment la violence, pensait-il, pourrait éclater dans un endroit si proche du
paradis ? Il sauta bientôt sur le débarcadère, tandis que Dalesme et
Drouot se donnaient l’accolade en vieux complices de cent batailles. Alors ses
impressions se modifièrent. De près, Porto Ferraio semblait tout de même assez
pouilleuse. Des bâtisses décrépites, levées de guingois, escaladaient l’envers
des remparts qu’elles dépassaient, et des fenêtres s’ouvraient sur le chemin de
ronde. Des touffes d’aloès aux feuilles biscornues poussaient entre les
créneaux, donnaient des fleurs rouge obscur ou jaune sale qui saturaient
l’atmosphère de senteurs lourdes et vous écœuraient, sous la chaleur, en se
mêlant aux effluves de goudron, de vase, de poisson. C’était pire lorsqu’on
quittait le quai pour la ville. Passé la Porte de Mer, les façades de la rue
San Giovanni suintaient, la peinture autrefois rose tombait par écailles,
quelques volets pistache pendillaient, à moitié décrochés. Des rigoles d’eaux
usées sortaient des ruelles adjacentes, coulaient, confluaient au milieu de la
chaussée, fermentaient au grand soleil, se formaient en flaques nauséabondes

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