L'absent
essayaient de lui baiser les mains,
hurlaient comme des folles. Pons de l’Hérault, assez nerveux, et les
représentants des municipalités alentour, dont certains avaient crié la semaine
précédente Mort à Napoléon ! en incendiant des pantins à son image,
l’accueillaient aujourd’hui en manifestant beaucoup d’émotion. Lorsque Bertrand
et Dalesme aidèrent l’Empereur à mettre pied à terre, l’ovation monta d’un ton,
mais aux Evviva il Imperatore infiniment répétés se mêlaient, bien distincts,
des Viva il nostro babbo ! que Napoléon comprenait parfaitement et
qui s’adressaient à M. Pons ; celui-ci marchait à ses côtés sous
l’inévitable arc de triomphe en feuilles de châtaignier et de chêne vert.
— J’ai l’impression que c’est vous le roi, dit
l’Empereur contrarié.
— Oh non, je ne suis pas leur souverain…
— Mais leur père, c’est bien ce qu’ils crient ?
— Je suis leur père, oui…
— C’est encore mieux.
La journée débutait mal. M. Pons abrégea les
cérémonies, il écourta les compliments que Napoléon avait déjà entendus vingt
fois depuis son arrivée, et, après une brève promenade sur les rochers, il
emmena ses visiteurs déjeuner à l’hôtel de l’administration des mines, où il
habitait d’ordinaire, une demeure triste mais spacieuse en bord de mer. Il
n’avait pas chômé. Il avait galopé en pleine nuit jusqu’à Rio, réveillé ses
ouvriers à la lanterne, ordonné au jardinier de fleurir son perron, fait jeter
les filets aux premières lueurs du jour ; par miracle, ses pêcheurs
avaient sorti un poisson de vingt-cinq livres, et d’autres, de quoi mijoter une
bouillabaisse aussi réussie que celle qu’il avait offerte au capitaine
Bonaparte, à Bandol, qui n’en avait jamais mangé auparavant ; s’en
souviendrait-il ? Ses efforts, d’emblée, n’étaient pas récompensés et
passèrent même pour de la pure insolence parce que le jardinier, brave homme
mais ignorant les symboles, avait agencé des bouquets de fleurs de lys très
voyants au bas du perron, ce que l’Empereur trouva peu à son goût, et il le fit
remarquer d’un ton sec :
— Me voilà logé à bonne enseigne !
À l’intérieur, il demanda à son hôte :
— M me Pons n’est pas là ?
— Elle est restée à Porto Ferraio, répondit Pons d’une
voix troublée.
— Elle ne pouvait pas me recevoir ?
— Elle achève de confectionner des drapeaux…
— Vous la remercierez du soin qu’elle prend.
— Certainement, monsieur, balbutiait Pons qui en
oubliait les formules d’usage.
Ses invités passèrent dans la salle à manger et le pauvre
M. Pons se demandait quels impairs il allait encore commettre, mais Sa
Majesté ne lui adressa plus la parole, préférant questionner sur l’extraction
du fer le général Dalesme ou cet imbécile de Taillade, un lieutenant de
vaisseau sans commandement, implanté dans l’île mais si prétentieux que les
Elbois s’en moquaient. Il jouait le savant, pour se faire valoir en expliquant
à Napoléon ce qu’il savait déjà, que le nom d’Elbe venait de l’étrusque ilva, fer, ou qu’à la citadelle de Porto Longone les Médicis envoyaient des
forçats, de qui descendaient les ouvriers des mines.
Bertrand avait lui-même placé les convives en reléguant
M. Pons loin de l’Empereur, comme s’il était en punition. Dalesme
surveillait du regard l’administrateur, et par des petits signes le calmait,
car la situation l’exaspérait, surtout lorsque l’Empereur s’étonna qu’on ne
puisse transformer le minerai sur l’île, faute de bois pour alimenter des
fourneaux. « Eh bien nous planterons des forêts », disait-il, en
ajoutant avec un accent de gaieté qu’il se sentait devenir paysan. Quand on
apporta la bouillabaisse il demanda quel était ce plat, et il prétendit n’en
avoir jamais mangé en lorgnant M. Pons du coin de l’œil. Celui-ci se
contenait mal et manqua plusieurs fois se lever de table, mais l’Empereur
parlait de métamorphoser l’île, d’y construire de vraies routes, des égouts en
ville ; il trouvait anormal qu’elle ne puisse produire assez de blé pour
sa suffisance et qu’elle doive en importer. La conversation dévia ainsi sur
l’Italie toute proche que les Autrichiens occupaient : Napoléon pensait
que toutes ces nations de la péninsule devraient un jour se fondre dans une
grande patrie italienne ; pour cela il fallait abolir les
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