L'absent
rivalités, que
Rome, Florence et Milan s’entendent pour être fortes ensemble. Quand on en vint
à évoquer la guerre, il répondit brusquement :
— Ne me parlez plus de guerre ! Ne m’en parlez
plus… Voyez-vous, j’y ai beaucoup pensé… Nous avons fait la guerre toute notre
vie, l’avenir nous forcera peut-être à la faire encore, et cependant la guerre
va devenir un anachronisme. Ces batailles ? L’affrontement de deux
sociétés, celle qui date de 89 et l’ancien régime, qui ne pouvaient subsister
ensemble, la plus jeune a dévoré l’autre… Eh oui, la guerre m’a renversé, moi
le représentant de la Révolution française et l’instrument de ses principes.
N’importe. C’est une bataille perdue pour la civilisation, mais la
civilisation, croyez-moi, prendra sa revanche…
Sa bouillabaisse refroidissait, qu’il n’avait pas encore
touchée, mais, le couteau en l’air, l’Empereur continuait son développement,
les yeux mi-clos :
— Il y a deux systèmes, le passé et l’avenir : le
présent n’est qu’une transition pénible. Qui doit triompher, selon vous ?
L’avenir, n’est-ce pas ? Eh bien l’avenir c’est l’intelligence,
l’industrie et la paix ! Je vous le répète, messieurs, ne me parlez plus
de la guerre, elle n’est plus dans nos mœurs…
M. Pons pensait que ce discours lui était destiné, et
que Sa Majesté, qui négligeait la bouillabaisse, chatouillait ses convictions
républicaines, mais tout de même, ce despote allait-il lui donner des leçons
sous son propre toit ? Il fulminait mais restait à sa place. Quand
l’Empereur se leva avant le café, il daigna demander à son hôte des précisions
sur le travail des mines et leur rendement, mais M. Pons se contenta de
répondre qu’il lui donnerait par écrit tous les renseignements, ce qui était
vexant, puis, comme ils se promenaient à côté de l’endroit où l’on entasse le
minerai avant de le charger, un groupe d’employés et de mineurs coururent
au-devant de l’Empereur, s’agenouillèrent et lui remirent une pétition pour que
leur administrateur bien-aimé demeure à son poste. L’Empereur fronça les
sourcils en parcourant la supplique et M. Pons, très gêné, lui dit :
— Monsieur, je suis étranger à cette démarche
déplacée !
— Vous êtes toujours républicain ?
— Patriote, oui.
— Voulez-vous rester avec moi ?
— Je ne demande qu’à vous être utile.
— Je ne vous demande pas cela, mais si vous voulez
continuer votre administration. Restez-vous ou ne restez-vous pas ?
— Je ferai ce que vous voudrez.
Mal commencée, la visite s’acheva de la même façon.
M. Pons accumula des maladresses, il n’arrivait pas à appeler l’Empereur sire, il lui donnait du monsieur, monsieur le comte, monsieur le duc, tout
cela balbutié, et le malaise s’épaissit encore parce qu’il ne raccompagna pas
le souverain, en bateau jusqu’à Porto Ferraio, ce que réclamait l’étiquette. Il
était malheureux, M. Pons, et ce soir-là il songeait aux métiers qu’il
pourrait exercer en Italie, chez l’un ou l’autre de ses acheteurs de minerai,
lorsque Napoléon déciderait de l’expulser avec sa famille.
Octave étrennait déjà un deuxième carnet, à la date du
dimanche 22 mai : Je ne peux écrire que ce que je vois et montrer
l’Empereur sans l’expliquer. Il est tout entier dans ce qu’il fait. Quand il ne
fait pas la guerre il fait des routes avec une pareille énergie. Quelques jours
lui ont suffi pour changer l’île en chantier. Quiconque sait creuser, maçonner,
clouer, tailler, terrasser, peindre, coudre, planter est mis à contribution. Des
étrangers arrivent désormais pour renforcer les ouvriers elbois, on parle de
sculpteurs italiens qui vont ouvrir des ateliers et exploiter les mines de
marbre à l’abandon. D’ailleurs, tout est à l’abandon. Tout est à bâtir ou à
restaurer, comme les salines ou les madragues de la pêche au thon. Le corail ne
sera plus réservé aux Napolitains, il y aura des droits d’entrée sur les blés.
Les anciennes routes seront élargies et on en ouvrira de nouvelles. Déjà, des
allées de jeunes mûriers entourent Porto Ferraio, dont les rues commencent à
être pavées. Les magasins des salines serviront d’écuries, les forts aménagés,
un hôpital prévu et la douane réorganisée. Sa Majesté ne veut plus se contenter
de citernes mais amener en ville l’eau des montagnes. Il a
Weitere Kostenlose Bücher