L'absent
son
compagnon essoufflé ; il le laisse, rouge comme un homard bien cuit, qui
s’éponge avec son mouchoir trempé ; il s’approche de la falaise et regarde
la Corse. Il vient de ce pays de montagnards vêtus de drap brun, rudes, qui
s’étripent entre familles à la première insolence, réfugiés dans leurs fermes à
créneaux. Napoléon se souvenait de sa nourrice Illaria, quand elle lui
décrivait le vampire mangeur de nouveau-nés, et l’ uspirdo, cet oiseau
qui annonçait la mort en tombant avec les brouillards : pour le protéger
du mauvais sort, la bonne femme posait une assiette d’eau sur sa tête, et elle
y versait trois gouttes d’huile d’olive en psalmodiant. Elle disait dans sa
langue à la fois toscane et berbère que Satan avait donné un coup de marteau
dans la roche du pic Tafonato, que le cimetière de l’île Sainte-Marie, dans
l’étang de Diane, était maudit. S’il y avait un désert après la vallée de
Lozari, c’était la vengeance d’un monstre à trois têtes. Elle disait aussi que
le curé Gabrielli avait invoqué le diable pour sauver les membres de son clan,
assiégés par une famille rivale, et qu’il les avait transformés en moutons
gris. Elle disait encore que des sorcières avaient pris possession du cimetière
au-dessus de Cuttoli, que les flammes tordues et vacillantes qu’on voyait
certaines nuits au hameau de Busso, i fochi di u Busso, c’étaient les
âmes des damnés. Napoléon avait retenu ces fables, un mélange des mythes grecs,
de l’islam et du martyrologe chrétien, puisque la Corse, comme Elbe sa voisine,
était passée au cours des siècles entre les mains des Espagnols, des Grecs, des
Étrusques, des Sarrasins, de Rome d’abord, et Sénèque, qu’on y avait éloigné,
s’inquiétait déjà des forêts sombres où dansaient les farfadets. Napoléon se
plaisait en compagnie des bergers, ces grands gaillards aux bonnets pointus,
enveloppés dans leurs draps en poil de chèvre, qui dormaient sur la fougère et
passaient pour devins : il les avait vus jeter les clefs d’une chapelle au
milieu de leur troupeau, pour guérir des bêtes malades, et eux, ils lui avaient
expliqué que deux mois avant sa naissance on avait aperçu une comète, près de
la pointe de Parafa, au-dessus des îles Sanguinaires.
Quand il redescendit vers l’ermitage, pesant de tout son
poids, exprès, sur l’épaule de Campbell, Napoléon semblait heureux. Au lieu de
s’égarer dans la nostalgie, il retrouva sa force et poussa le colonel dans la
petite maison du gardien. Il souhaitait y habiter, pour fuir Porto Ferraio et
ce faux palais qu’il se faisait aménager dans la campagne, à San Martino, isolé
sur une hauteur mais loin des arbres et sans ombre.
— Notez, colonel, qu’il faudra installer une cuisine
dans cette remise, derrière, et une écurie sous un auvent à fabriquer.
— Je n’ai rien pour écrire, disait Campbell.
— Eh bien gravez dans votre cervelle ! Tenez, il
manque trois volets. Prévoir les lanternes, et un fanal, dehors. Et des
rideaux, il y a déjà les tringles. Et puis des pelles et des pincettes pour les
feux de cheminée.
— Du feu ? disait l’Anglais, hébété par la
chaleur.
— Le soir il fait froid, à la montagne, monsieur, aussi
froid que dans vos masures de Londres.
Lundi 25 août. J’ai à peine le courage de tenir
régulièrement ce journal. Depuis des semaines, l’été m’anéantit. Un vent du
sud-est, brûlant, nous apporte la canicule des déserts d’Afrique. La nuit, il
pleut souvent des trombes d’eau chaude. J’ai même été surpris par l’une de ces
averses subites, très violentes, et le courant m’a emporté sur plusieurs
mètres, dans une rue en escalier qui s’était changée en torrent. Je descendais
chez Gianna, rue du Grand-Rempart ; elle joue les dames avec des robes que
les bateaux amènent de Naples. J’avais acheté des jupons de soie et des bas à
des marins qui les vendaient aux enchères sur le port, et je me faisais un
plaisir de les lui essayer moi-même, mais je n’étais pas le seul, et Gianna ne
m’avait pas ouvert sa porte ; elle était trop occupée par un lieutenant de
vaisseau. J’ai dû m’abriter une partie de la nuit, à deux pas de là, dans la
remise des voitures impériales, avec mes dentelles et ma soie détrempées,
mouillé jusqu’aux os.
Dans ses cahiers, Octave se cantonnait aux faits. Quiconque
les lirait à son insu n’apprendrait rien de ses
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