L'absent
francs ?
— Non.
— Ah ! vous les avez donc encore.
— Mais oui…
— Je craignais que vous les ayez fait parvenir à Paris.
— Le chancelier de la Légion d’honneur est averti de
votre demande. J’ai écrit pour lui demander conseil.
— Vous attendrez longtemps, monsieur Pons.
— C’est mon ami, il me répondra.
— Il ne vous répondra pas.
— Nous verrons bien.
— C’est tout vu. Votre ami Lacépède n’est plus
chancelier.
Pons décontenancé, Napoléon en profita :
— L’abbé de Pradt le remplace. Vous avez entendu parler
de ce traître, qui manigance avec Talleyrand ? Il souhaite ma mort depuis
que je l’ai écarté de son ambassade en Pologne. Un incapable ! Savez-vous
qu’il s’est vanté d’avoir hâté la victoire des armées étrangères ? Vous
avez envie d’offrir l’argent de nos mines à ces royalistes que vous avez
toujours combattus ? L’ancien régime est revenu, monsieur Pons, comme si
nous n’avions jamais existé, ni vous ni moi.
L’administrateur, pensif, essuyait ses lunettes.
— Sortez votre cheval de l’écurie et venez.
M. Pons obéit machinalement. Il suivit l’excursion
champêtre en trottant près d’Octave sur la route côtière. Il était partagé. Ses
principes avaient-ils cours, aujourd’hui ? Les souverains alliés s’étaient
ligués contre l’Empereur, ils avaient offert la France aux Bourbons, ils
avaient évincé celui qu’ils tenaient toujours pour le représentant de la
Révolution, qui les avait tant effrayés. Les rois ne l’avaient jamais traité en
égal, mais comme un parvenu, le représentant chamarré des classes moyennes,
complice des régicides. M. Pons avait l’esprit troublé. Qui servir ?
Les Bourbons ? Ah non ! Les voitures s’arrêtèrent quand la route
s’étranglait en chemin dans la seule vraie forêt de l’île.
— Prêtez-moi votre canne, monsieur Sénécal, dit
l’Empereur. J’aimerais monter sur ce haut plateau. Accompagnez-moi, Pons, vous
me raconterez le paysage.
Appuyé sur la canne d’Octave, qui avait pour sa cause brisé
bien des nuques et assommé plus d’un crâne, Napoléon marchait en
s’extasiant ; il nommait chacun des arbres centenaires, il se penchait
pour respirer des plantes dont il énonçait les vertus. Au sommet, guilleret, il
considéra le panorama puis, regardant un éboulement de pierres taillées, il dit
à Pons :
— Ce sont les restes d’un temple romain, m’a-t-on
expliqué…
— On a exagéré, sire, ce n’était qu’une tour construite
au Moyen Âge par les habitants de Rio. D’ici, ils guettaient les pirates
barbaresques.
— Quoi qu’il en soit, les pierres s’usent comme les
hommes, pas vrai ? Que va-t-il rester de nous, monsieur
l’administrateur ? Un tas de cailloux ? Une légende, dans le meilleur
des cas ? Certainement pas la réalité de ce que nous avons été. Tibère
était-il aussi monstrueux que le prétend Suétone ? Suétone était une
vipère, un aristo jaloux du pouvoir, eh bien voilà, pour la postérité l’image
de Tibère a été fixée par un jaloux. À qui se fier ? Personne, voyez-vous,
personne n’est à l’abri des coups du sort… Pons ?
— Sire ?
— Qu’est-ce qu’on voit, à l’horizon ?
— Le golfe de la Spezia, et puis, en suivant les crêtes
on arrive à Gênes, et voici la rade de Livourne, là, au bout de mon doigt…
— Encombrée de barques de pêche, oui, au moins mille.
On dirait des papillons. Cet endroit est divin, on pourrait y planter un jardin (Napoléon montrait un coin de terre nue). À côté je mettrais une
citerne, dans ce bosquet, et un sentier couvert sous les arbres pour rejoindre
la mer, avec des petites fermes en contrebas, des vaches… (Il s’assit sur un
amas de pierres cassées.) Ah, Pons ! Voyez comme mon esprit travaille
pour dépenser l’argent que je n’ai pas.
Comme Pons ne disait rien, les deux hommes se rendirent vers
la clairière où les valets avaient jeté la nappe du repas. L’Empereur devenait
bucolique, il citait des poètes latins sans oublier d’être pratique et
d’évoquer ses projets agricoles, des champs de blé sur l’îlot de la Pianosa où
ne vivaient plus que des chevaux sauvages, la reprise de la pêche au corail…
Chacun remarquait qu’il ne s’adressait qu’à l’administrateur, ébloui par tant
de familiarité quand il s’attendait, par ses désobéissances multiples, à voir
ses mines de fer
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