L'absent
pensées. Il consignait les
événements, sans jamais les estimer ni livrer de jugement, afin que ces
gribouillages, s’ils tombaient sous des yeux malveillants, ne puissent servir
contre lui ni contre l’Empereur. Octave racontait par exemple que Sa Majesté
commandait des livres à Venise ou à Gênes, qu’il les faisait relier à Livourne,
ou qu’il rangeait dans sa villa inachevée de San Martino, construite sur une
ferme et une grange, des souvenirs de Marie-Louise, bibelots ou portraits, et
qu’il avait déchiré les gravures d’un ouvrage sur l’Égypte pour les coller aux
murs, ou que l’une des pièces était décorée d’hiéroglyphes et de palmeraies
peintes. Cela n’avait pas grand intérêt mais était innocent. Octave relevait
également les mouvements du personnel. Hubert rentra en France au chevet de sa
femme quand Monsieur Marchand était arrivé pour le remplacer ; ce dernier
avait donné des nouvelles de l’impératrice, puisque sa mère était l’une des
gouvernantes du roi de Rome. Le docteur Corvisart, disait-il, prétendait que
l’air de l’île d’Elbe serait nuisible à Marie-Louise, et les Autrichiens lui
avaient refusé un voyage à Parme, trop proche. Le roi de Rome ? L’empereur
d’Autriche l’avait pris dans ses bras, à Rambouillet, mais l’enfant avait
dit : « Il est pas beau, grand-papa ! », ce qui avait
réjoui Napoléon, même s’il comprenait que les chances de revoir son fils et
l’impératrice s’amenuisaient.
Octave avait expédié en peu de lignes la visite de la
princesse Pauline à Porto Ferraio. Elle n’était restée qu’une nuit avant de
s’embarquer pour Naples, où, disait-on, elle partait négocier une alliance avec
Murat, tenter de réconcilier son frère et son impétueux beau-frère. Octave se
satisfaisait du racontar, sans y apporter le moindre fondement. En savait-il
davantage ? Avait-il seulement vu la princesse Pauline donner une poignée
de diamants à son frère, pour financer la ferme modèle de San Martino où, à
côté des salades et des vignes, Napoléon espérait faire pousser du blé sur un
terrain truffé de cailloux ? L’Empereur émiettait ses secrets. Ce qu’il
disait à Drouot échappait à Bertrand, ce qu’il confiait à Bertrand restait
ignoré de Cambronne, et ainsi de suite. Chacun recueillait des confidences
qu’il ne pourrait jamais relier à d’autres confidences. Dans son texte, Octave
triait, épurait, se réservait. Il fallait deviner ses agacements ou ses
critiques. L’installation de Madame Mère sur l’île, dans une maison louée à
M. Vantini, cent mètres en dessous des Mulini, semblait l’indifférer. Pas
un mot des effusions de l’Empereur. Octave n’aimait guère cette vieille dame en
noir, revêche, qui ne s’exprimait qu’en italien, mangeait italien, s’entourait
de domestiques italiens et voulait placer des Corses aux meilleurs postes du
royaume, allant jusqu’à dilapider pour eux une partie du million et demi de
francs qu’elle fermait dans une cassette – jusqu’à ce que l’Empereur se
fâche car il en avait bigrement besoin, lui, de cet argent. Madame Mère se
résigna, et Octave écrivait ceci à son propos : Elle sort rarement de
chez elle, occupe ses journées en musique et en tapisserie, monte aux Mulini le
dimanche pour dîner, et souvent, le soir, pour jouer au reversi avec son fils
et perdre de petites sommes, parce qu’il triche.
Ces détails insignifiants ne pouvaient passionner qu’un
historien, mais Octave omettait le principal : à la fournaise de l’été
s’ajoutait l’ennui. L’ennui gagnait la petite colonie venue de France par
dévouement. Ils se retrouvaient désœuvrés, ces braves gens qu’on occupait à des
tâches miniatures, ils passaient le temps, dépérissaient et bâillaient, sauf le
trésorier Peyrusse qui tenait ses comptes, avec une exaspérante bonne humeur.
Les promenades quotidiennes, l’inspection des chantiers devenaient aussi
monotones que ces soirées où l’Empereur conviait les notables en couples, sur
invitation, pour leur démontrer l’importance de l’élevage du ver à soie ou
vanter les anciens exploits de ses grognards qui élargissaient des routes en râlant
et plantaient des légumes. À neuf heures exactement, quand la pendule sonnait,
pour congédier ses invités l’Empereur s’approchait du piano et de l’index
jouait toujours les mêmes notes, do do sol sol la la sol fa fa mi mi ré ré
do. Au signal
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